Avant-Hier
Elle avait 10 ans. Elle regardait ses pieds engoncés dans des chaussures noires, vernies. Il faisait beau, le ciel était bleu. Le soleil voulait effacer chaque ombre de sa mémoire qui en contenait tant et plus.
Mais pour elle, ce bleu n'était pas le vrai bleu; celui qui pouvait devenir rouge en une fraction de seconde sous le vent du désert. Et le soleil ne brillait pas de façon à réchauffer les caméléons et les margouillats. D'ailleurs, ici, il n'y avait ni l’un, ni l’autre.
Ses yeux ne demandaient qu'à laisser échapper des larmes. Son ventre était aussi agité qu'un vaste champ de papillons gigotant dans tous les sens.
Elle voulait fuir, courir pieds nus, loin de cette vie qui ne ressemblait pas la sienne.
Elle était abandonnée, seule, elle qui avait si peur du noir. Son père, son idole, était reparti en Afrique, reconstruire une nouvelle vie sur les ruines de celle laissée derrière eux.
Elle avait dix ans en septembre 1975, et c'était le premier jour de la rentrée à Saint-Elme, l’école privée très chic d'Arcachon. Elle était en cinquième A. Elle portait un tablier blanc, comme le voulait le règlement du collège.
Chic à l'extérieur. Pour elle, un enfer à l'intérieur, elle le pressentait de toute son âme, de toutes les fibres de son être.
Entrée en classe, elle s'est assise au dernier rang, petite souris grise voulant passer inaperçue tout en observant discrètement les élèves.
Ils sont tous blancs, à son grand étonnement. Dans sa classe à Niamey, c’était une mosaïque des couleurs du monde.
Les enfants se tournèrent vers elle. Tully prit peur devant tous les regards braqués sur elle. Son cœur menaçait d'exploser. Tous ces enfants étaient plus âgés qu'elle de deux ou trois ans. Des "grands" en somme.
Ce jour-là, en récréation, personne n'adressât la parole à Tully. Elle le remarqua à peine tant elle était absorbée par l’Antigone de Jean Anouilh à laquelle elle s’identifiait entièrement.
Puis les jours, les semaines, les mois suivants, l'enfer déploya ses brasiers rougeoyants. Un petit groupe d'enfants décidât de s'en prendre à elle. Les filles s’amusèrent à lui lancer des jets d'encre noire sur sa blouse blanche, les railleries se multipliaient. Elle usait de ses poings pour se défendre.<br>Elle argumentait pied à pied pour se justifier devant les professeurs gênés de ne pouvoir la défendre face aux enfants de l’élite arcachonnaise. Cette année-là marqua la petite fille au fer rouge.
Le bruit courut très vite qu'elle venait d'Afrique noire. Les conclusions s'imposaient dans les paroles distillées, comme un poison lent, par les parents dans les oreilles de leurs enfants. La politique a toujours été dangereuse en Afrique.
Le père de Tully s'était mêlé à l'opposition, ce qui l'avait conduit, en 1968, à quitter Dakar pour le Niger, avec sa petite famille. Premier exil.
Il a tout rebâti à Niamey. Tully a trois ans.
Au Niger, elle était heureuse avec ses parents. Elle allait au lycée Français et sa vie lui semblait parfaite.
Mais les coups d’états se multipliaient. La situation politique se crispait. Le père de Tully se retrouva compromis dans un imbroglio politique qui l’obligeât à quitter le Niger en vingt-quatre heures, avec femme et enfant, laissant toute leur vie derrière eux.
L’exil ou le poteau d’exécution, voilà le choix qui leur était imposé.
Dans la mémoire de Tully résonnerait toujours le bruit des balles des fusils semant la peur dans les quartiers de Niamey
Elle verrait toujours les larmes de son père quand il leur annonça l’exil forcé.
Elle sentirait toujours son cœur se serrer lorsque ses souvenirs lui rappelleraient la douceur d’une vie effacée d’un coup de fusil ravageur.
Le père de Tully avait acheté, quatre auparavant, un appartement au Moulleau, dans une résidence à peine finie, le Panoramic.
C'est là, qu'il laissât sa famille, exilée, meurtrie, déracinée.
C’est là qu’il abandonna une petite fille au cœur lourd d’injustices qu’elle avait tant de peine à comprendre.
Il repartait en Côte d’Ivoire, reconstruire, encore une fois, une nouvelle vie et mettre à l’abri, définitivement, sa famille. Du moins, il l’espérait.
Hier
Elle a grandi.
Tully adorait le Bassin, ses couleurs changeantes, du bleu au vert émeraude selon la lumière. Elle regardait, la nuit, la lumière du phare du Cap Ferret et elle imaginait des corsaires, des boucaniers vivant dans cette immense forêt qu'elle voit de l'autre côté de l'eau.
Munie de sa licence de droit, elle fut admise à l'école de journalisme de Lille. Elle a réalisé son rêve de devenir grand reporter.
Elle écumait toutes les zones de guerre afin de dénoncer l’oppression des plus faibles, la dictature, l’innocence dévastée, la soumission des victimes à des systèmes odieux.
Elle les a vécu, enfant. Elle sait.
Elle a fui Arcachon et son urbanisation inconsciente, ses volets fermés neuf mois sur douze.
Tully a posé ses valises à Lège-Cap Ferret, à Claouey.
Elle y respire mieux loin du béton.
Elle est tombée amoureuse de la Presqu’île, de ses villages et de leur authenticité, qui peine à se faire voir derrière un côté bling-bling donnant à son refuge des airs de station touristique huppée.
Parfois, son envie de tourner le dos à ce passé et ce présent en sursis la démangeait fortement. Un seul regard vers le Bassin, aux couleurs topaze, saphir, émeraude, lui faisait oublier cette tentation de Venise.
Alors, elle part sur les zones de guerre pour assouvir sa soif de vengeance, en quête d’une quelconque rédemption afin de comprendre l’indicible qui entraîne le monde à sa perte.
Bien sûr, c’est une idéaliste, elle en a conscience.
Mais pourquoi devrait-elle s’abandonner au fatalisme ambiant et ne rien faire, ne rien dire de ce qui se passe à travers le monde ?
C’est vrai, ce serait tellement plus facile.
Heureux ceux qui ne cherchent pas à savoir, leurs nuits sont si belles.
Mais à quoi servirait une conscience si elle devait rester silencieuse ?
Aujourd'hui
Tully a été convoquée à Paris, au siège de son journal. En 48h, Tully se retrouvât dans un avion pour le Burkina-Faso, où les tensions s’exacerbaient chaque jour un peu plus. Le Pays des Hommes Intègres s’embrasait sur les ruines d’une paix qui avait pourtant permis à ce peuple travailleur de se projeter dans un avenir plus serein. Encore une fois, déstabilisé par l’extérieur, des innocents payaient le prix du sang.
L’ambassadeur de France l’accueillit au pied de l’avion.
Samuel Levine semblait très tendu et jetait de fréquents coups d’œil vers les berlines noires sur le tarmac, surveillées par des men in black tout aussi inquiets.
Tully eut immédiatement un coup de cœur pour ce diplomate d’un certain âge, aux manières raffinées mais pleines d’assurance.
Dans la berline, la discussion s’engageât à bâtons rompus, sur tous les sujets possibles, y compris le Bassin d’Arcachon. La jeune reporter apprit que Samuel était originaire d’Arcachon. Il avait grandi à la Villa Kermaden au Moulleau. Un lieu magique, hors du temps, remplacé aujourd’hui par un immeuble hideux.
Ses parents avaient du quitter la Villa Kermaden pour Andernos et jamais il n’avait pu oublier combien il avait été heureux dans cette maison face aux couchers de soleil, aux tempêtes, aux changement de couleurs du ciel et de l’eau.
Leur relation devint très vite une amitié complice où chacun se reconnaissait dans l’autre, dans ses espoirs, ses blessures et sa soif d’un monde plus juste. Mais, Tully avait une feuille de route remplie. Elle devait faire un reportage au plus près de la réalité des violences meurtrières attribuées à des djihadistes à la frontière du Mali.
L’armée Française, la force Sabre, avait été évincée, manu militari, du Burkina. Tully, son caméraman nigérien Kesch, Samuel et le chauffeur, un touareg du nom de Ahmed, partirent dans les villages du Nord, en 4X4, armés de caméras, de micros et d’appareils photos. Des militaires Français suivaient dans deux autres 4X4 afin d’assurer leur protection.
A la frontière entre le Ghana et le Togo, survinrent deux attaques sanglantes. Tully voulut absolument filmer les villageois dont les mercenaires avaient incendié les maisons, kidnappé les jeunes filles et abattu les jeunes hommes.
La peur se lisait sur tous les visages. Les enfants se cachaient derrière leur mère, des larmes séchées encore visibles sur leur doux visage aux grands yeux pleins d’incompréhension.
Soudain, des 4X4, débouchèrent à toute allure et les tirs de kalachnikovs retentirent. Les mercenaires avaient sûrement appris que l’Ambassadeur et une équipe de tournage venaient dénoncer leurs exactions au monde entier.
Samuel, hurla à Tully de remonter en voiture avant que les voitures lancées à toute vitesse n’arrivent à leur niveau. Ahmed, fit démarrer le 4X4 en trombe, suivi des 4X4 des militaires de l’Ambassade mais Tully et Kesch voulaient filmer, à tout prix, les ruines fumantes des maisons.
Samuel sortit de la voiture et courut comme un fou chercher la jeune femme et le caméraman. Elle se retournât à l’appel de son nom, Kesch fit demi-tour et ils se précipitèrent tous les trois, vers les voitures, sous les tirs des milices armées.
Samuel et Tully sautèrent dans la première voiture. Kesch jeta la caméra sur le siège arrière du 4X4 avant d’être fauché par une balle.
Tully poussa un hurlement et voulut descendre afin de sauver son caméraman mais les voitures étaient déjà lancées dans une course folle afin d’échapper aux djihadistes.
Elle criait et se débattait. Samuel la serrait dans ses bras, lui murmurait des mots de consolation, lui promettait de toujours la protéger, de ne jamais l’abandonner. Il l’assura de tout faire pour Kesch.
Tully pleurait sur ces injustices, ces innocents comme Kesch, fusillés pour avoir voulu livrer la vérité au monde. Elle pleurait sur ces Burkinabés qui n’ont eu d’autre choix que l’exil plutôt que les poteaux d’exécution, comme son père. Elle livrait toutes ses peurs à Samuel comme jamais auparavant elle ne l’avait fait. Le diplomate l’écoutait en silence, soulagé que les djihadistes aient abandonné la poursuite.
Tout s’enchaina très vite dès leur retour à Ouagadougou. Samuel prit les choses en main concernant Kesch.
Le caméraman avait sauvé les dernières images avant de tomber, sous les balles.
Tully passa quelques jours sous la protection de Samuel attentif à la fragilité de la jeune femme. Elle voulait donner sa démission et fuir un monde fait de tant de douleurs auxquelles elle ne pourrait jamais remédier.
Tully et Samuel avaient deux expériences parallèles sur le Bassin, distantes de vingt-cinq ans. L’amour du Bassin les unissait, ce petit paradis qui leur avait donné leurs racines et leurs ailes.
Un monde disparu puis, par eux réinventé, sous le ciel bleu et la terre rouge du Burkina Faso.
Il était temps de rentrer à Paris. Samuel accompagna Tully à l’aéroport de Ouagadougou, Ahmed à quelques mètres derrière eux.
Comment expliquer ce qui n’est pas explicable ? Comment définir ce qui est indéfinissable ? Un homme et une femme que vingt-cinq ans séparent, qu’une amitié rare réunit par un hasard mystérieux sous le soleil d’Afrique.
Tully serre fortement la main d’Ahmed et le remercie pour toute son aide. Il esquisse un doux sourire et lui souhaite toute la bénédiction d’Allah.
Samuel la serre longuement dans ses bras. Il a juré de venir la voir sur le Bassin, après Paris, où il est convoqué, d’ici cinq jours, pour « consultations ».
L’avion décolla et laissa dans son sillage la trace d’une amitié à la saveur d’une madeleine de Proust, douce et réconfortante.
Tully engrange tous les succès lors de la diffusion de son reportage dédié à Kesch.
Que rapportent ces succès au peuple du Burkina confronté à la violence? Rien.
Seules, Tully et la chaîne de télévision sortent gagnantes de la souffrance d’un peuple qui vit dans la peur de mourir la minute suivante.
Tully a la victoire triste et amère.
Tully est rentrée à Claouey. Elle s’est accordée un mois pour réfléchir à sa vie. Elle doutait de vouloir rester grand reporter tant son impuissance pesait lourd sur son âme.
Samuel lui avait envoyé un message tôt ce matin pour lui confirmer son embarquement de Ouagadougou pour Paris dans l’après-midi. Bien sûr, ile la rejoindrait pour deux ou trois jours sur le Bassin.
Tully avait hâte de le revoir. Elle décidât de rejoindre Arcachon par la route. Avant l’arrivée de Samuel, elle voulait retrouver ses repères au Moulleau.
La jeune femme gara sa voiture au parking de l’église de Notre-Dame des Passes et s’installa à la terrasse du café où elle avait passé son adolescence à siroter des diabolos menthe et des cocas.
Elle vit le ciel s’obscurcir sur le Bassin, des nuages sombres luttaient pour effacer toute trace du bleu azur sur la surface scintillante de l’eau.
Son téléphone vibra sur la table et le numéro de la rédaction s’afficha à l’écran.
Tully réprima son envie d’ignorer l’appel. Elle décrocha et écouta son patron sans dire un mot puis elle reposa lentement son téléphone, le regard dans le vague, immobile.
Les mots de son patron résonnaient dans sa tête, aussi impitoyables que l’orage en approche.
Une attaque a eu lieu sur la route de l’aéroport de Ouagadougou. Un tir de mortier a frappé la voiture de l’Ambassadeur. Aucun survivant. Samuel et Ahmed, son chauffeur, ont été exécutés.
Pour eux, pas de droit à l’exil. Le Moulleau s’était vidé, il n’y avait plus qu’elle sur la terrasse, face aux éléments déchaînés.
Elle était trempée jusqu’aux os, en état de choc. Les gouttes de pluie se mêlaient à ses larmes. Elle se retrouvait encore seule à affronter l’avenir. Elle avait perdu un ami rare, son alter ego au masculin.
Ce genre d’amitié était un doux trésor qu’elle garderait si précieusement qu’elle avait peur de l’oublier.
Devant elle, se dressait la Villa Kermaden, intacte, et dans le parc de la Villa, un grand garçon protecteur, tenant par la main une toute petite fille, exilée, au regard déterminé se promenaient, riant et parlant d’avenir.
Le soleil pointait le bout de ses rayons, chassant les dernières traces d’un orage aussi bref que dévastateur.
Elle reprit son téléphone et confirma à son patron qu’elle acceptait la mission au Mali, pour tenter d’anesthésier toute forme de douleur personnelle.
Ses questionnements, ses doutes s’étaient envolés avec les derniers nuages noirs.
Elle devait continuer, pour Samuel. Pour Kesch. Pour Ahmed. Elle n’avait pas le droit de fuir encore, de s’exiler à nouveau. Elle n’avait pas le droit de se taire.
Elle baisse la tête et regarde ses pieds, toujours engoncés dans des chaussures noires.
Victor DARTENSEY