Avril 2022
Marie
Marie referme soigneusement le colis qu’elle vient de préparer. Elle ajuste le foulard qui couvre sa tête nue, note machinalement l’adresse du destinataire : Ama Baïta, 33120 le Moulleau. Elle termine la lettre d'instructions qu’elle donnera à son avocat et imagine sa surprise à la lecture de la destinataire.
Mai 2023
Vendredi
Gabriele
Remontant l’allée, je me souviens... Je me souviens de mes tongs à pâquerettes, du sable roux qui pénètre entre mes doigts de pied, des petits cailloux ronds qui roulent, des épines de pin qui viennent ajouter des intrus...
Vivement la plage et son sable fin... au diable les tongs et les graviers !
Un virage, un autre et enfin je la vois, comme dans mes souvenirs, peut-être un peu plus petite mais qu’importe !
J’ai le coeur qui bat vite... L’émotion me gagne, elle est toujours là : la maison de mon enfance. Les jardinières débordent de géraniums... pour éloigner les moustiques comme le disait ma grand-mère quand elle déposait, pour compléter son arsenal anti bestioles, sur nos tables de nuit, un coton imbibé d’huile essentielle de citronnelle.
« Sur l’eau, exquise maison basque, six chambres, salon, salle à manger, un lieu enchanteur pour des vacances familiales hors du temps sur les plages du Moulleau », voilà comment une agence immobilière aurait pu la décrire.
Alors même si j’ai dû dire adieu à nombreux de ses occupants, leur souvenir tout à coup m’envahit. C’est comme si... Comme si à chaque instant ils allaient entrouvrir une fenêtre et m’appeler. Je perçois le bruit sourd du gong nous invitant à passer à table. Mes sens sont aux aguets... prêts à tout... le désir et l’imaginaire s’entremêlent. La force de l’esprit... j’entends leurs voix, respire leurs parfums, ils sont là avec moi. Comme j’aimerais avoir cinq ans et revivre ces doux moments. Je presse le pas, impatiente. Je serre entre mes doigts le trousseau donné, il y a quelques minutes, par l’agent immobilier. « Vous avez de la chance, un désistement de dernière minute. La villa est grande, vous comptez y séjourner seule ? ». Pensive, je mets du temps à répondre : « non, des amies arrivent, nous serons trois... non quatre ! », voilà mon unique réponse, il ne compte pas lui, alors pourquoi perdre du temps en banalités.
J’arrive sous le porche de la villa, la serrure n’a pas été changée, il suffit de tourner la clé à l’envers et de donner un petit coup d’épaule pour l’ouvrir. Je referme la porte délicatement, retiens mon souffle, les meubles ne sont plus là mais la lumière est la même. L’imposant escalier n’a pas bougé et donne à l’entrée son caractère majestueux. Je ferme les yeux et tout me revient en mémoire, les fauteuils Morris, le tapis, la pendule à l’inimitable sonnerie de Big Ben. Cette sonnerie, ma madeleine de Proust à moi. Si bien qu’à Londres, lorsqu’elle retentit je m’imagine sur le bassin ! N’y tenant plus, je me dirige, fébrile vers le salon pour la voir... j’en suis sûre, elle n’aura pas changé... ma vue du bassin : les pins, le Perret, la plage, la mer, les bateaux aux corps morts...le combo parfait. D’instinct, je me positionne pour avoir dans mon champ de vision le cadrage idéal, celui imprimé dans ma mémoire. Oui, comme toujours c’est parfait.
Rapide, j’envoie un bref message à notre groupe, les quatre redoutables :<br>« Rendez-vous demain à la gare d’Arcachon, je viendrai vous chercher, soyez à l’heure. N’oubliez pas Marie sera avec nous ce week-end ! »
Je sais qu’elles attendent le top départ. À l’autre bout de la France, leur téléphone a dû faire sursauter les jeunes femmes.
Samedi
Gabriele
Depuis ce matin je m’active... Chambres, lits, salles de bain, tout doit être parfait. Laura et Aurore seront à l’étage, la grande chambre jaune du rez-de-chaussée sera réservée à Marie, je m’installerai en face, dans mon ancienne chambre. Incroyable, son papier peint n’a pas été changé, le décor champêtre de la toile de Jouy vieux rose m’invite comme toujours au vagabondage. Mon regard s’attarde sur mon vieux sac de plage, celui que je traînais sur la plage adolescente.
Aurore
Il est huit heures, Aurore jette un bref coup d’oeil à son salon. Il est parfait, parfaitement décoré, parfaitement rangé, le tout dans un style bohème chic, et pourrait faire la Une d’un magazine de déco ! Mais tellement triste depuis que le rire des enfants ne résonne plus... ce calme, cette angoisse... Elle retient une larme...se ressaisir, ne pas laisser la moindre place à la mélancolie, ni aux regrets. Et puis cela fait maintenant deux ans que Paul et Suzanne sont en garde alternée. Blonde, élancée au look casual chic, elle sait capter les regards même si aucun n’a trouvé grâce à ses yeux depuis le départ de Tom. Entre son taf de commerciale et ses enfants, elle n’a pas vraiment le temps. Et puis Nevers est une toute petite ville...
Laura
Laura, la rousse... et oui, même si elle préfère se présenter en tant que blonde vénitienne, elle l’admet de temps en temps à demi-mots... elle est plutôt rouquine...
Laura aux tâches de rousseur, Laura qui ne s’arrête jamais. Une agence de com, un mari, une fille : Emma, son portrait tout craché, un appartement à Paris, une maison à la campagne, dans le Berry évidemment pour voir les filles !
Sur le quai de la gare, Laura rajuste sa coiffure, resserre la ceinture de son trench, grimpe dans le train. Pas question de louper le premier rendez-vous à Tours.
Gabriele
Me baigner, je n’ai que cela en tête. Alors que je suis sur le sable, prête à profiter de ce moment, de mon moment... A la recherche d’une fouta, je fouille la poche de mon vieux sac de plage, et tombe sur une vieille enveloppe toute froissée. Je reconnais l’écriture de Marie : « serment du bassin ». Cinq minutes plus tard, assise face à la mer je replie soigneusement la feuille de cahier d’écolier, la replonge dans mon sac, une larme coule sur ma joue. Je repense à nous quatre, enfants, penchées sur ce cahier... Le paysage est apaisant, les bateaux dansent au bout des corps morts, la mer est bleue, des reflets argentés couleur « banc de sardines », comme je me plais à le raconter au téléphone à mon amant du moment. Les voiles colorées des planches se mêlent à celles des voiliers, voltigent telles un ballet de papillons devant mes yeux embués de larmes. Je murmure : nous serons bien quatre ce week-end...
Aurore-Laura
Sur le quai de la gare de Tours, telles deux lycéennes, Aurore et Laura se sont jetées dans les bras l’une de l’autre en hurlant et gesticulant ; une vraie danse de sioux maugrée un passant grincheux ! Après ce charivari vient le temps des questions : comment vas-tu ? Ton taf ? Tes enfants ? Les réponses et questions s’entremêlent. Après ces questions nécessaires mais plutôt futiles, le ton s’assagit et la partie commence enfin.
« - Tu sais pourquoi Gabrielle a tenu à avancer notre week-end annuel ? demande Aurore.
- Non, répond Laura, elle m’a juste évoqué un problème d’agenda, mais je crois qu’elle voulait surtout honorer notre serment».
Un ange passe, et les deux amies reprennent le flot de leur conversation.
Gabriele
Après un bref tour chez Boirie, l’ancestrale épicerie du Moulleau, où je fais le plein de fruits, légumes et bonnes bouteilles, je prends ma voiture direction la gare.
Laura et Aurore m’attendent déjà sur le parking et notre joyeuse bande prend la direction du Moulleau.
Des « Oh ! Ah! Toujours aussi magique la vue ! » ponctuent l’arrivée d’Aurore et Laura à la villa.
Après avoir montré à chacune sa chambre, je m’octroie un repos bien mérité... dix minutes face à mon bassin, jamais non vraiment jamais je ne me lasserai de cette vue : mer scintillante, cris des mouettes, odeur des pins... Mon repos est de courte durée, très vite les doutes m’assaillent... La magie va-t-elle opérer ? Mes pensées s’évadent : Un taxi quitte l’allée, c’est Marie ! Marie qui fidèle à son amour pour le spectacle nous fait une apparition théâtrale. Capeline beige sur la tête, grand châle sur les épaules...une star ! Alors, mon comité d’accueil ? Tout se perd ici...lance-t-elle à la cantonade. Déjà les filles dévalent l’escalier criant « Marie ! Marie ! » Elles s’étreignent longuement.
Un voile mélancolique passe sur mon visage, puis n’y tenant plus, je m’exclame « Dix-huit heures ! Apéro ! Mojito ! » Aussitôt dans un brouhaha, les filles dansent direction la cuisine où chacune s’active. Quelques minutes plus tard, assises dans les transats aux rayures bayadères (on est dans le pays basque, non !), un plateau à leurs pieds débordant de victuailles interdites : 4 Mojitos, bols de chips, saucissons, les filles papotent. Marie ne touche pas à son verre. Laura se lève et lance le premier toast : « à nous les filles, à nos amours, à toi Marie ! Yallah ! ». Le cri de ralliement de notre enfance dérange le voisin qui somnolait dans son transat. Il regarde hébété trois jeunes femmes qui dansent autour d’une table basse.
Puis la soirée suit son court, enfants, maris, amants....une soirée filles !
Le lendemain matin, fidèle à mes habitudes, j’ouvre les volets du rez-de-chaussée. J’ai toujours aimé l’idée de faire entrer la lumière dans une maison. J’entre dans la chambre de Marie, pour procéder à mon rituel matinal, elle n’est pas là, son lit est fait. J’ignore le pincement au coeur qui monte et file préparer le petit déjeuner. Nous nous retrouvons toutes sur la terrasse. Aurore est sur heureuse d’annoncer « Voici nos cafés et le thé de Marie ! » Un bref coup de sonnette nous fait sursauter, « qui cela peut-il bien être ? » râle Laura qui file ouvrir. Elle revient livide et pose un colis sur la table. Stupeur, le colis est adressé à Marie ! Je me refuse à l’ouvrir, et retiens Laura qui veut s’échapper. C’est Aurore qui fait preuve de courage et découvre un album photos. Sur la couverture inscrit en lettres d’or : le serment du bassin. Nous nous asseyons en rond sur le tapis du salon et découvrons les photos de notre enfance.
Chaque été, nous venions en vacances chez nos grands-parents respectifs, et nous nous retrouvions sur la plage. Pêche à la crevettes, premiers cours d’Optimiste, premières sorties, premiers amours tout y est.... L’examen des photos se fait sans bruit, nulle n’ose briser le silence. La dernière page provoque un flot de sanglots : la copie du serment du bassin, et un QR code (NDLR : lien internet vers une page web). À l’aide de mon téléphone, je le scanne, Marie apparait sur la vidéo !
« Coucou les filles. Si vous voyez cette vidéo, ce satané crabe a gagné. Ne pleurez pas, j’ai pris tellement de plaisir à vivre notre histoire. Ce message, c’est ma façon à moi de respecter notre serment. Bien sûr, j’imagine que Gabriele a préparé ma chambre avec soin, Laura a mis mon couvert à chaque repas et Aurore a préparé avec double dose de menthe mon verre de Mojito. Avec cette vidéo, je veux donner un coup de pouce à votre imaginaire. Vous dire, je suis là. Allez, faites moi plaisir crions ensemble une dernière fois notre Yallah,...Yallah ! »
Sous le choc nous entonnons un magnifique Yallah. En pleurs, nous tombons dans les bras les unes des autres.
L’été de nos onze ans
Gabriele
« Ils m’envoient l’été prochain en Angleterre ! », Laura arrive en pleurant sur la plage. « Non ! » , nous réagissons d’une seule voix. « Ils disent qu’il est temps de grandir et qu’un voyage à l’étranger me fera le plus grand bien. Pfff, ils n’y connaissent rien. Et puis l’année prochaine c’est le début des cours de catamaran, vous allez toutes progresser et moi...» Aurore lui coupe la parole : « pas question d’être ici sans toi. Je vous propose un pacte : ici à quatre ou aucune ». C’est ainsi que le serment du bassin est né. Écrit sur une feuille de cahier d’écolier paraphé de nos signatures enfantines. D’autorité, Marie le met dans son sac. Elle nous enverra plus tard une copie, je choisirai de cacher la mienne dans mon sac de plage.
Mai 2023
Gabriele
Laura brise le silence et balbutie : « mais comment, comment est-ce possible, comment a-t-elle fait ? ». Je lui réponds : « J’imagine qu’elle avait tout prévu avec son avocat dès l’annonce de sa maladie » .
« Elle nous connaissait si bien, elle savait que pour honorer notre parole nous n’hésiterions pas à faire comme si , comme si elle était là » renchérit Aurore.
C’est alors que je suis prise d’un fou rire qui contamine Laura et Aurore. Nous nous mettons alors à chanter d’une seule voix,
« Nous quatre, nous quatre ici comme promis, merci Marie ».
Sofie DÉON