â Ecoute-moi bien, Jean-Mickel. Ăa ne peut plus durer. Chanter, rĂȘver, toute la journĂ©e, ce nâest pas bon, tu sais ? Chanter : Ăa ne sert Ă rien, ça nâapporte rien Ă la colonie, tu y as pensĂ© ? la colonie, TA communautĂ©... Nous, les grandes aigrettes, on a besoin dâoiseaux forts, dâoiseaux qui pĂȘchent, dâoiseaux qui reconstruisent les nids, dâoiseaux qui rapportent, et pas dâoiseaux qui sonnent ou qui font pouĂȘt-pouĂȘt toute la journĂ©e. MĂȘme pour toi ! Regarde- toi, pauvre Jean-Mickel... On dirait un petit pigeon des villes, tout dĂ©plumĂ©. Tonton Jasper parlait toujours un peu dans son bec quand il Ă©tait gĂȘnĂ©. Il cherchait longtemps ses mots et regardait un peu de cĂŽtĂ©. Il ne voulait pas quâon voit son Ă©motion, quâon devine ses larmes dans le coin des yeux, quand il avait lâimpression dâavoir involontairement touchĂ© la vĂ©ritĂ©. La vraie vĂ©ritĂ©. Celle toute nue qui dâhabitude ne se montre jamais. Lui-mĂȘme en Ă©tait tout Ă©tonnĂ©. CâĂ©tait si rare que ses longs sermons y parviennent, sans se perdre en platitudes ou en clichĂ©s. Il rabaissa alors doucement sa patte gauche, pour faire tomber la pression et descendre en Ă©motion. Il commençait Ă avoir des crampes Ă force de tenir tout son poids sur une seule patte, en attendant que ses ailes sĂšchent. â Câest vrai Jean-Mickel que tu as un bien joli filet de voix, je ne dis pas... Câest sĂ»r que câest joli quand tu ouvres le bec et siffles tes petits airs au vent. Je ne dis pas, tu mâentends ? je nâai rien dit lĂ -dessus, oh lĂ non ! que ta vieille mĂšre mâen garde, je ne me permettrais jamais de dire quelque chose sur ça... Ta pauvre mĂšre, elle ne me le pardonnerait pas... « Jasper ! EspĂšce de vieux cormoran solitaire ! EspĂšce de gros croĂ»ton sans oignon ! Quâest-ce que tu es encore allĂ© raconter ? Quâest-ce que tu as encore Ă dire sur mon fils ? Tout ça parce quâil croasse aussi bien que son pĂšre, mieux que toi et que tous les autres oiseaux ! » â Câest vrai, câest sĂ»r, câest trĂšs beau, mĂȘme, ta voix, tout ça. Pourtant Jean-Mickel, regarde toi- mĂȘme : y a-t-il parfois des poissons dans ton bec quand tu lâouvres pour chanter ? des branches ? des insectes ou des petits vers ? Rien ! de lâair, il ne sort que de lâair, et du son... Câest lĂ toute lâaffaire. Câest lĂ oĂč je veux en arriver, mon petit Jean-Mickel. On tâa beaucoup donnĂ©. On tâa couvĂ©, on tâa nourri. Ta pauvre mĂšre passe ses journĂ©es Ă pĂȘcher depuis que tu es nĂ©. Chaque jour on remet un autre poisson dans ta tire-lire ; mais câest triste Ă dire : comme une machine Ă sous, je ne sais pas comment ta vie digĂšre tout ce quâon y met, il nâen sort rien, jamais ; tu prends, tu prends et ne rapportes jamais. Tonton Jasper essaya de rabaisser la patte droite, mais dut se raviser au dernier moment. La gauche Ă©tait restĂ©e coincĂ©e dans la vase. Il fit un geste avec ses ailes pour se dĂ©gager. Ses yeux sortirent subrepticement de leur gond. Il nâaimait pas, quâon le voit plantĂ© sur deux Ă©chasses, comme un arbre. â Tu comprends Jean-Mickel ? Je veux dire, oĂč cela a-t-il bien pu passer, tous ces poissons ? En cuicuis ? Regarde-moi dans les yeux, Jean-Mickel. Crois-tu vraiment que toi et moi sommes des machines Ă fabriquer des sons ? Observe-moi bien le bec et les plumes. RessemblĂ©-je Ă un instrument de musique ? SincĂšrement ? Non Jean-Mickel, non. Si câĂ©tait le cas, voyons... on nous aurait au-moins mis une caisse de rĂ©sonnance, des hanches ou des cordes, on ne nous aurait pas fait pousser un ventre et des yeux... Ă quoi serviraient dâavoir des palmes et des ailes ? Nous aurions un tambour Ă lâintĂ©rieur et non pas un pauvre cĆur qui ne sait mĂȘme pas siffler ... Tonton Jasper se tut, pour voir lâeffet que son discours avait pu faire. Il Ă©tait content de lui. Il regarda Jean-Mickel encore quelques minutes sur le cĂŽtĂ©, fier dâavoir Ă©tĂ© si clair, encore un peu Ă©mu dâavoir Ă©tĂ© si prĂšs de la vĂ©ritĂ©. Il rabaissa sa patte gauche et leva celle de droite, puis tourna son croupion au soleil. Il parlait mieux quâun albatros mouillĂ© quand il voulait. Mais Jean-Mickel restait silencieux. Il regardait au loin, vers les forĂȘts. Il replia son long cou et enfonça sa tĂȘte entiĂšre dans les Ă©paules. Il nâallait pas perdre son temps Ă rĂ©pondre Ă tonton Jasper, Ă se justifier pour ses cris, pour ses rĂȘves. Ăa ne servirait Ă rien de lui expliquer, pourquoi, au lieu de passer ses journĂ©es Ă faire le piquet dans les marais, il prĂ©fĂ©rait lâimaginaire, il prĂ©fĂ©rait chanter. Car sincĂšrement, justement, ça le faisait chier, Jean-Mickel, pĂȘcher, tremper ses pattes Ă tour de rĂŽle dans le marĂ©cage, mĂȘme faire lâĂ©chasse câĂ©tait devenu relou. Autant câĂ©tait drĂŽle au dĂ©but, dâavoir le droit de faire comme sa mĂšre, comme les autres aigrettes, de faire comme les grands. Autant, câĂ©tait toujours la mĂȘme chose. Lever la patte gauche, puis la droite. Puis la gauche. Ăa tournait en rond. Maintenant quâil avait le droit de voler seul, que sa mĂšre Ă©tait partie sâinstaller avec un autre type plus jeune, le cinquiĂšme depuis que son pĂšre Ă©tait parti pĂȘcher en MĂ©rique, Ă quoi ça rimait de survoler toujours les mĂȘmes lieux, regarder en-dessous de lui toutes ces dĂ©charges, toutes ces poubelles ? MĂȘmes les poissons, quand on tentait de les attraper, nâessayaient mĂȘme plus de se faufiler dans la vase ; ils se signaient de leur nageoire, tombaient raides, fermaient les yeux sans rĂ©sister et remerciaient le ciel quâon les retire de leur taudis, espĂ©rant que, peut-ĂȘtre, la gorge dâune mouette ou lâair du ciel serait plus carbon-safe que leur bouiboui. Alors, pourquoi chanter ? Pourquoi ne pas rester Ă cloche-pied la tĂȘte plantĂ©e dans la merde, et se satisfaire dâĂȘtre un oiseau : continuer de pĂȘcher, dire merci et se taire ? Tonton Jasper ne tarderait pas Ă savoir dâoĂč lui venait cette envie de regarder en lâair. Jean-Mickel avait entendu parler dâun endroit, un lieu encore vierge et non recouvert de poubelles, que la nature avait acceptĂ© de partager avec tous les animaux et tous les vĂ©gĂ©taux, seul territoire encore prĂ©servĂ© qui nâavait pas Ă©tĂ© confisquĂ© au nom de lâespĂšce supĂ©rieure, mais oĂč on plantait mĂȘme des huĂźtres avec un peu de sel, et leurs fruits poussaient tout seuls entre les roseaux. La premiĂšre fois quâil avait appris lâexistence de ce lieu, câĂ©taient de la bouche des hommes. Jean-Mickel avait dĂ» sâapprocher dâun de leur chalutier pour pouvoir manger. Comme ses camarades de la colonie, il suivait souvent ces gros goinfres fumants et ferrailleux pour venir discrĂštement picorer entre leurs dents quand ils avaient le dos tournĂ© ; de tous les animaux de mer, le chalutier cendrĂ© Ă©tait le dernier qui arrivait encore Ă pĂȘcher autre chose que des pneus. Les deux hommes avaient fait comme sâils ne lâavaient pas entendu arriver. Il avait pris soin pourtant de chanter pour les faire fuir. Câest Ă ce moment que Jean-Mickel les a entendu parler du Bassin. â Jâte jure, câest vraiment le paradis lĂ -bas ! Yâa les plages, yâa les canelĂ©s, yâa de lâeau yâa des nids dâoiseau, puis un peu plus bas yâa le bassin, avec des bancs de sable pour sâassoir, et puis yâa mĂȘme un cĆur qui bat Ă lâintĂ©rieur, le « cĆur du bassin » quâil sâappelle... Depuis, il lâavait cherchĂ© partout, ce « Bassin » dans lequel la nature avait plantĂ© un cĆur pour quâil saigne du mĂȘme sang que les oiseaux. Câest pour ça que Jean-Mickel continuait de regarder vers le ciel, lĂ oĂč personne nâĂ©tait encore jamais allĂ©, mĂȘme pas Ă aile dâAurado. Cela faisait deux mois quâil nâavait pas reparlĂ© Ă tonton Jasper. Le grand soir Ă©tait arrivĂ©. Jean-Mickel sâapprĂȘtait Ă monter sur lâestrade. Ses pattes sâagitaient toute seules pour se donner du courage. VoilĂ , ça y est. Le moment tant attendu, tant redoutĂ©. Il allait enfin pouvoir prendre la parole devant tout le monde. RĂ©vĂ©ler en public la nature du projet auquel il travaillait en secret depuis si longtemps. Aux anciens, aux anciennes, aux chef.es de tribu, Ă tonton Jasper, Ă sa mĂšre. A Marie-Eau dâAnge, surtout. Les convaincre de le suivre. De partir. Quitter enfin ce lieu, abandonner leurs nids, leurs branches sĂšches, leur litiĂšre Ă fiente, cette rĂ©serve dĂ©sertique quâon leur avait donnĂ©e parce que mĂȘme les vers de terre nâen avaient pas voulu, oser lâaventure et trouver enfin, plus loin, quelque part, lâespoir, « la mĂ©rique ». Dans la salle, câĂ©tait la cohue. Toute la colonie Ă©tait venue entendre le dernier tour de chant du cĂ©lĂšbre chanteur. Sur les affiches, il y avait juste marquĂ© « Jean-Mickel se donne en concert ». Ses plumes de hĂ©ron dĂ©lavĂ© reluisaient de sueur tellement il Ă©tait stressĂ©. Il ne savait pas combien de lui prĂ©cisĂ©ment il devrait donner. Un public immense lâattendait. Ce serait ce soir son plus beau cuicui, ou son dernier cri. Toutes les aigrettes sâĂ©taient attroupĂ©es. Il y avait quelques chevaliers gambettes ; il y avait des mouettes. Il y avait aussi les tribus dâĂ cĂŽtĂ©, et des oiseaux de lâĂźle aux rochers. MĂȘme quelques martins-pĂȘcheurs avaient daignĂ© quitter leurs fils Ă©lectriques si douillets, et Ă©taient descendus en V dans leur van migrateur. On les voyait rouler des mĂ©caniques dans la fosse, en train de saccader leurs pas et faire Tss-Tss avec la tĂȘte. Au-dessus de la scĂšne, des vautours faisaient les gros yeux, sĂ»rement attirĂ©s par le piaillement hystĂ©rique des poussins, quâon avait autorisĂ©s exceptionnellement Ă descendre du nid, avant leur becquĂ©e du soir. Jean-Mickel sâavança sur le devant de lâestrade. Son cloaque Ă©tait sec, ses plumes dĂ©jĂ dĂ©coiffĂ©es. Il commença Ă chanter, sans mĂȘme prendre la peine de sâĂ©claircir le bec.t; â Il existe, notre paradis, le paradis des grandes aigrettes, je le sais, je le connais ; il est tout lĂ -bas, on ne vous ment pas, le soleil ne nous ment pas quand il sâĂ©crase tout en-bas, mes amis, câest vers le bas quâil faut aller, je vous le dis, câest en Gironde quâil est, je lâai vu, croyez-moi. Le bassin, mon bassin, ĂŽ mon petit bassin chĂ©ri. Marie-Eau dâAnge, qui connaissait toutes les chansons de sa rockstar prĂ©fĂ©rĂ©e par cĆur, â câest pour elle quâil les avait toutes Ă©crites â, fronça lĂ©gĂšrement les sourcils. Cet OP triste et sĂ©rieux, plus dĂ©chirant quâune rĂąpe, câĂ©tait la premiĂšre fois quâelle lâentendait. Jean-Mickel jeta un rapide coup dâĆil vers elle. Il sentit ses palmes devenir poites. Tout le monde sâĂ©tait tu. Marie-Eau dâAnge pourrait ne pas comprendre, elle pourrait ĂȘtre surprise devant un tel navet. Il redoutait surtout quâelle soit déçue et se mette Ă pleurer, ou pire, quâelle se lĂšve et quitte la salle, outrĂ©e que son amoureux ait encore osĂ© parler de ses rĂȘves avec elle devant tout le monde. La belle femelle ne bougeait toujours pas. Perdu pour perdu, il reprit. â Et tous les poussins, les petits de la terre, ne regardaient plus que vers lui. Dâespoir, de ciel promis, ils sâenvolĂšrent. Et le trouvĂšrent. â Chantez-le avec moi, mes amis ! â Le bassin, ĂŽ le bassin, mon petit bassin chĂ©ri. Jean-Mickel avait soigneusement prĂ©parĂ© le final. Tout Ă©tait dans le dernier effet. Avant de faire tomber le rideau et sâenvoler, il se tourna en arriĂšre vers un vieux coucou qui faisait les basses. Celui-ci se mit Ă gazouiller des sons graves du fond de la salle. Son roucoulement ne venait pas du cou, mais lui sortait directement des tripes. Quand il expirait ses rou-rouhhs lancinants, ce nâĂ©tait plus un chant, câĂ©tait un cri.
Jean Favre: Ă mon Bassin
Il grava avec sa truelle un trait vertical ; un sourire de satisfaction Ă©claira son visage. 31 traits se serraient cĂŽte Ă cĂŽte sur le ciment frais de ce discret angle de mur. Il venait de rĂ©ussir son combat, le plus difficile qu'il n'ai jamais menĂ© dans sa vie. Il voulait aller jusqu'Ă 31. Il aurait pu se contenter de 30, mais en cochant le 31Ăšme sa victoire ne faisait plus aucun doute. C'Ă©tait un mois complet, un chiffre absolu, son nombre premier. Et le premier de sa nouvelle vie. Il y a un mois jour pour jour il avait pris ce virage qu'il espĂ©rait irrĂ©versible. Il revoyait ce jour lĂ son mĂ©decin lui expliquer avec des mots simples. Il devait l'apprĂ©hender comme une « allergie », ne plus toucher cette substance. Il devait tenir un mois. Puis s'offrir une rĂ©compense : dĂ©buter un projet, un acte, qu'il n'avait jamais accompli. Un vieux rĂȘve. Vieil homme pensa Ă sa vie d'avant, celle oĂč il nageait dans la riviĂšre de poison qui coulait autour de lui, incapable d'atteindre la berge. La torpeur du matin au soir. L'alcool l'avait noyĂ© Ă petit feu.<br>Il ne se souvenait plus quand ça avait vraiment commencĂ©. C'Ă©tait sĂ»rement venu progressivement. La convivialitĂ© du verre partagĂ© s'Ă©tait insidieusement muĂ© en solitude triste. Puis il n'y avait plus eu de partage du tout. C'Ă©tait en solo que son anesthĂ©sique liquide venait le cajoler, lâenvelopper de coton, l'endormir, le bercer ; l'emporter par le fond. Son travail l'avait tout de mĂȘme maintenu Ă la surface. Enfin entre deux eaux. Il lui devait la vie. Mais sa petite entreprise s'Ă©tait vite rĂ©duite Ă lui mĂȘme et sa vielle fourgonnette CitroĂ«n hors d'Ăąge. Plus personne ne voulait faire maçon. Ce n'Ă©tait pourtant pas le travail qui manquait. Partout sur le Bassin on cherchait Ă Ă©lever des pyramides de brique, dresser des murs, dĂ©truire, reconstruire. Mais si cette Ćuvre Ă©tait valorisĂ©e il y a encore quelques dĂ©cennies, on lui prĂ©fĂ©rait dĂ©sormais les mĂ©tiers des Ă©crans et des Ă©lectrons qui circulent dans du silicium. Plus personne ne voulait transformer des sacs de poussiĂšre volcanique en habitat. On prĂ©fĂ©rait les simuler en 3D sur des logiciels de DAO, faire tourner une rĂ©alitĂ© dâalgorithmes dans des machines Ă portes logiques. Alors quand il fallait transformer l'image de synthĂšse en matiĂšre palpable tout le monde soupirait...., et se tournait vers lui. Un des derniers hommes Ă savoir manier Ă la fois les mathĂ©matiques, la gĂ©omĂ©trie, la chimie, et la truelle. Les mains dans le ciment irritant, les narines tapissĂ©es de poussiĂšre. La main dâĆuvre avait fuit, il Ă©tait restĂ© le dernier soldat bĂątisseur. La travail acharnĂ© avait concurrencĂ© l'alcool ; deux assommoirs valent mieux qu'un. Pour mieux l'Ă©carter du monde des vivants.Il avait perdu dans la bataille ses rares amis, une partie de sa famille, et surtout son amour propre. L'alcool avait tout dissout, lentement, par capillaritĂ©, comme un sucre dans un cafĂ©. Il espĂ©rait secrĂštement que dĂ©sormais quelques grains de cette vie puissent repasser la phase de distillation Ă l'envers. Revenir, les reconquĂ©rir. Il pensait Ă sa petite fille. Mais il n'en Ă©tait pas encore lĂ aujourd'hui. Les chantiers s'Ă©taient accumulĂ©s, avaient pris du retard. BĂątir n'est pas une mince affaire, mais bĂątir seul Ă©tait encore plus difficile. Les bouteilles et les parpaings accumulĂ©s l'Ă©crasait tout les jours un peu plus. Et puis il y a eu Oussman. Un ange noir tombĂ© du ciel. Ce type Ă©tait apparu au milieu de nulle part, avec son sourire et sa gentillesse. Lui qui Ă©tait plutĂŽt cartĂ©sien, y voyait quand mĂȘme lĂ un Ă©vĂ©nement un peu mystique. Sa rencontre devait ĂȘtre un message. Finalement son salut venait en partie d'un gars qui Ă©tait encore plus en dĂ©tresse que lui. Un autre noyĂ© de la vie, mais au parcours diffĂ©rent. C'Ă©tait il y a 32 jours. Vieil homme s'est dit que le seul signe Ă apparaĂźtre dans ces annĂ©es de blizzard Ă©tait Ă saisir. Maintenant. CarrĂ©ment. Il n'y en aurait peut ĂȘtre plus jamais d'autres. Le soir mĂȘme il pris un grand sac, ramassa de piĂšces en piĂšces les cadavres de verre qui habitaient sa maison Ă sa place. Cinq allers-retours au conteneur de recyclage avaient eu raison de ces quilles de silices qui jonchaient sa route quotidienne. En les jetant, chaque « bling ! » Ă©taient une petite victoire sur le passĂ©. Comme si en se dĂ©gageant un Ă un de ces lests, son corps remontait Ă la surface. En suivant, il avait pris rendez vous avec son mĂ©decin. Celui ci l'avait calĂ© entre deux consultations le jour mĂȘme. Une chance. Il avait dĂ» sentir qu'un patient qui reprends contact aprĂšs 15 ans d'errements doit avoir un bon motif pour vouloir le voir. Et il avait raison. Ce mois passĂ© avait Ă©tĂ© une chasse aux fantĂŽmes. Un combat silencieux contre des sirĂšnes qui sortent de chaque interstices de sa journĂ©e, de chaque fissures de sa chambre. Des moments de sueurs froides, de manques, de frissons, de tremblements tiĂšdes. Il les avait apprĂ©hendĂ© comme des mises Ă l'Ă©preuve. Il les attendait. Il savait qu'il ne devait pas plier. L'ennemi attaquait de partout ; dans sa cuisine, dans sa chambre, sur le chantier, Ă chaque pause, cherchant Ă combler chaque silences, chaque pensĂ©es tristes. C'est en cela que sans le savoir Oussman l'avait aidĂ©. Tous deux avaient tout de suite sentis qu'ils Ă©taient chacun porteurs d'un fardeau. Mais sans jamais le nommer. DĂšs que l'un sentait que l'autre flanchait, que son regard baissait, que son visage s'attristait ; alors une attention naissait. Un truc simple. Minimaliste, mais rĂ©confortant. Un sourire, une blague, une vanne, un parpaing repositionnĂ©, un niveau corrigĂ©, un ciment enrichi. Le chantier Ă©tait devenu une entreprise de reconstruction mutuelle. Les coups de truelle et de pelle devenaient bienveillants. Oussman avait beaucoup Ă apprendre du mĂ©tier et faisait des erreurs normales de dĂ©butant. Mais le corriger apportait Ă Vieil homme une satisfaction indescriptible. A son apprenti aussi. Cette complicitĂ© furtive lui avait permis de passer le cap des nuits blanches et du manque. Durant un mois. 31 jours aujourd'hui.Son premier mois de sobriĂ©tĂ© depuis des dĂ©cennies. Il n'y croyait pas lui mĂȘme en contemplant les 31 gravures. Sa truelle Ă la main. Fier comme un gamin qui vient de remporter sa premiĂšre mĂ©daille. Il Ă©tait dĂ©sormais venu l'heure de la rĂ©compense.</span><span>C'est elle qui l'avait guidĂ© jusque lĂ . Ou plutĂŽt lui : le Bassin.<br>Il aurait tant aimĂ© que « Bassin » soit un mot fĂ©minin ; mais il fera avec. Vieil homme salua Oussman et quitta le chantier. Il n'avait pas besoin de lui expliquer.<br>Il prit sa voiture pour parcourir les deux petits km qui le sĂ©parait de cette Ă©trange casse nautique. Devant le portail il observa ce lieu atypique. Dans une petite parcelle, Ă l'abri des bois, s'entassait en plein air un cabinet de curiositĂ© composĂ© de bateaux Ă moteurs, de voiliers verdis de mousse, de bouĂ©es, de moteurs dĂ©sossĂ©s, et d'un bordel indescriptible de piĂšces nautiques. Comme si la mer d'Aral s'Ă©tait assĂ©chĂ©e ici, d'un coup, en aspirant tout ce qui avait flottĂ© Ă sa surface pour le jeter Ă terre. Au fond, une caravane oĂč vivait le maĂźtre des lieux. Sur le portail, Ă©crit pompeusement sur une bouĂ©e, Ă l'antifouling orange : « chantier nautique ». Le propriĂ©taire des lieux apparu. Vieil homme vu tout de suite Ă sa dĂ©marche chaloupĂ©e que lui nageait toujours dans le poison. Un naufragĂ© de plus. Il essayerai de l'aider en temps utile, mais pour l'instant, il devait se concentrer sur son propre combat. « Salut Vieil homme , j'ai ton bĂ©bĂ© ». Ils se serrĂšrent la main. Il ne se souvenait plus Ă partir de quand on avait commencĂ© Ă lâappeler « Vieil homme ». lui qui n'Ă©tait pas si vieux d'ailleurs. Mais lui voyait dans ce surnom une marque d'affection. Pourquoi d'ailleurs l'adjectif « vieil » aurait une connotation pĂ©jorative ? Plus que « jeune » ? c'Ă©tait une phase de la vie, plus mature. Lui le vivait bien. Le mĂ©cano lui prĂ©senta son « bĂ©bĂ© ». C'Ă©tait une petite barque sans prĂ©tention, refaite Ă neuf, rafistolĂ©e avec un moteur de rĂ©cup. Elle trĂŽnait sur une petite remorque. L'homme avait l'air assez satisfait de son travail ; et il pouvait l'ĂȘtre. Il avait su refaire un petit bateau fonctionnel et fiable en greffant des organes composites rĂ©cupĂ©rĂ©s aux quatre coins de son terrain. Vieil homme connaissait les faiblesses du mĂ©cano, il avait les mĂȘmes, mais il connaissait aussi ses qualitĂ©s. Il savait qu'il pouvait prendre la mer en sĂ©curitĂ© avec cette coquille de noix. La coque Ă©tait propre, l'accastillage solide. Il savait qu'entre deux bouteilles Ă la mer, il avait rĂ©alisĂ© sĂ©rieusement sa commande. Il attela la remorque Ă sa voiture et ils se saluĂšrent.<br>Il se rendit Ă la mise Ă l'eau de Cassy, calme Ă cette saison. La marĂ©e Ă©tait bien au rendez vous convenu sur son calendrier. On pouvait toujours compter sur la Lune, elle, au moins, Ă©tait fiable. Il descendit la barque Ă l'eau puis s'installa dessus. L'Ă©trange chaloupage de l'embarcation le fit sourire. Cette fois ce n'Ă©tait plus l'ivresse, mais la poussĂ©e d'ArchimĂšde qui le faisait tanguer. La sensation Ă©tait dĂ©licieuse. Un coup de lanceur et le moteur s'Ă©broua tranquillement. Le bonheur commençait Ă monter dans sa poitrine sans qu'il ne puisse le contenir. Il remonta le chenal le sourire aux lĂšvres. Progressivement il quittait les mĂ©andres vasculaires pour rentrer dans l'entraille profonde du Bassin. Les terres s'Ă©cartaient Ă gauche, Ă droite, devant. Le ciel et l'eau s'ouvraient autour de lui. Il croisa un kayakiste qui glissait silencieusement ; ils se saluĂšrent. C'Ă©tait drĂŽle comme sur l'eau tous les humains se comportaient en citoyens fraternels d'un mĂȘme pays. L'inverse que sur terre. Ils devenaient des Gens de Mer. Il se dit qu'il se mettrait au kayak peut ĂȘtre un jour. Ce sera le stade dâaprĂšs. Pour l'instant, il glissait sous le rythme Ă deux temps du petit hors bord. Et c'Ă©tait bon. A mesure qu'il s'enfonçait sur l'eau il avait l'impression de laver son corps des toxines accumulĂ©es. Il se retourna et vit que la pointe de Branne Ă©tait maintenant loin derriĂšre lui. Il Ă©tait entourĂ© d'eau. Il coupa le moteur. Il Ă©tait seul. Enfin pas tout Ă fait. Une gamine en catamaran passa prĂšs de lui, le sourire aux lĂšvres elle aussi, elle le salua en braillant un truc inaudible. Elle pourrait ĂȘtre sa petite fille. Ăa y est. Il y Ă©tait. Il regarda autour de lui. De l'eau. Il Ă©couta. Du vent, des oiseaux, le clapotis sur la coque. Immobile. Serein. Ăa y est ; il avait sa rĂ©compense : le Bassin. Vieil Homme Il y avait ces pleurs d'enfants, ces cris d'adultes. Les seuls Ă©lĂ©ments humains a habiller cette nuit d'enfer Ă©taient des clameurs de dĂ©tresse, de peur, d'angoisse. Ils Ă©taient tous lĂ entassĂ©s comme du bĂ©tail. Sous les hurlements des hommes armĂ©s, ils Ă©taient poussĂ©s dans le bateau. LĂ oĂč normalement cinq, six personnes s'installaient, ils Ă©taient maintenant prĂšs d'une trentaine. Et ils en poussaient encore Ă bord. La barque s'enfonçait toujours plus dans l'eau. BientĂŽt, le franc-bord, cet espace entre la ligne de flottaison et le rebord du bateau ; cet espace qui dĂ©limite la frontiĂšre entre la vie et la mort en mer ; se ramenait Ă une dizaine de centimĂštres. A cĂŽtĂ© d'eux, deux autres embarcations subissaient le mĂȘme sort. ChargĂ©es de chair humaine grouillant, s'enfonçant dans l'eau plus que de raison. Un des hommes se tourna vers lui. « toi ! Tu sais comment ça marche ! Mets toi lĂ ! ». Il lui dĂ©signait l'espace infime entre les corps humains ou dĂ©passait la manette de gaz du moteur hors bord. Oui il savait comment ça marchait. Il Ă©tait pĂȘcheur. En revanche les deux autres embarcations allaient ĂȘtre pilotĂ©es par des hommes qui n'avaient jamais mis les pieds dans un bateau. Les passeurs montrĂšrent au loin des lueurs orangĂ©es : la cĂŽte a atteindre. Puis criĂšrent « GO ! GO ! » en menaçant de leurs armes. Ils n'avaient pas pris la peine de les accompagner, ils savaient vers quoi ils les envoyaient. Il tira sur le lanceur. Le moteur de 25 chevaux gronda et son embarcation de mort, chargĂ©e de regards apeurĂ©s tournĂ©s vers lui, s'Ă©lança dans la nuit. Il entendit derriĂšre lui les deux autres barques dĂ©marrer. Il ne les revis jamais. D'ailleurs, personne ne les revis jamais. En moins d'une minute, il venait de se retrouver pilote d'une barque de clandestins. Une quarantaine d'Ăąmes Ă son bord. Sa responsabilitĂ© maintenant. Il devenait Ă la fois passeur et clandestin. En tout cas gardien de leurs vies. Il pointa la barre vers Gibraltar. La houle commençait Ă monter, la mer Ă se dĂ©grader. Les lumiĂšres de la cĂŽte tant dĂ©sirĂ©e clignotaient, leur photons interrompus par les murs d'eau qui rampaient devant eux. L'eau rentrait dans l'embarcation, se mĂȘlait Ă l'essence, leur brĂ»lant les pieds. Les hommes Ă©copaient avec des bouteilles plastique dĂ©coupĂ©es, les femmes serraient les enfants contre elles. C'est son expĂ©rience de pĂȘcheur qui les maintennĂšrent en vie. Sa connaissance de la mer, sa façon d'attaquer les vagues Ă 45 degrĂ©s, d'Ă©quilibrer le bateau. Les autres n'eurent pas cette chance. Et puis les lumiĂšres ont grossi. La cĂŽte est devenue plus palpable. Les lumiĂšres des routes formaient des guirlandes. Elle Ă©tait lĂ leur terre promise. Il visa un endroit plus sombre pour accoster. Au contact de la cĂŽte les vagues se mirent Ă dĂ©ferler ; dans leur dos cette fois. La barque, Ă chaque surf, prenait une vitesse sinistre. Et puis un grand bruit. Ils venaient de toucher la cĂŽte. InstantanĂ©ment, dans un mĂ©lange de panique et de dĂ©livrance, tout le monde se jeta hors de la barque et couru sur la plage. En direction du Nord. En moins d'une dizaine de secondes, il se retrouva seul, Ă©berluĂ©. Il pris son sac plastique, son seul bien, et fila Ă son tour vers le Nord. Le mois qui suivi fut un mois d'errance, de petits boulots, de nuits passĂ©es cachĂ© dans des fossĂ©s, d'angoisse. La peur de se faire prendre, de tout perdre Ă nouveau. Il lui fallait suivre son but. Il avait trouvĂ© une carte postale de France avec des Ă©tranges maisons en bois sur pilotis, posĂ©es sur l'eau. C'est lĂ qu'il arrĂȘterai sa fuite, il le savait. Il remonta l'Espagne ainsi. Puis il pris le chemin de Saint Jacques de Compostelle Ă l'envers. A contre courant des pĂšlerins avec leur coquille fixĂ©e au sac Ă dos. C'Ă©tait son pĂšlerinage Ă lui. AprĂšs des jours de marche et des nuits de cache, il arriva sur un sentier bordĂ© de bassins abandonnĂ©es. Des oiseaux migrateurs, comme lui, y trouvaient un refuge. Il savait qu'il Ă©tait arrivĂ© Ă destination. Maintenant il lui restait une Ă©preuve : travailler, faire ses preuve, gagner la confiance, et peut ĂȘtre des papiers. Sur le littoral il tomba sur une maison en construction. Un homme travaillait seul Ă monter un mur. Il hĂ©sita puis s'approcha de lui. L'homme ne le remarquait pas. Avec son fort accent ils se lança : « Bonjour Monsieur ». « Je cherche du travail, je sais un peu faire la maçonnerie ». L'homme leva les yeux vers lui avec le regard de quelqu'un qui vient de voir le messie, un extraterrestre, ou les deux rĂ©unis. Il le fixa ainsi pendant une longue minute sans rien dire. Oussman L'adolescente pĂ©dalait Ă vive allure sur la piste cyclable. Les cheveux dans le vent. Ses parents s'Ă©taient encore engueulĂ©s toute la soirĂ©e la veille. C'Ă©tait vraiment une journĂ©e de merde pensa t- elle. Et puis ce matin, paf, interro surprise en math au collĂšge. Un grand moment de solitude. C'Ă©tait vraiment une journĂ©e de merde. Ce coup-ci elle le pensa si fort qu'elle le dit Ă voix haute. Ses parents avaient eu une seule bonne idĂ©e dans leur vie : l'inscrire au club de voile le mercredi aprĂšm pour s'en dĂ©barrasser. Ils lui avaient aussi donnĂ© un nom de vent de l'hĂ©misphĂšre Sud. Elle ne savait pas ce qui leur Ă©tait passĂ© par la tĂȘte. C'Ă©tait donc son Ă©chappatoire de la semaine. En arrivant au club nautique, elle sentit le vent frapper son visage. Elle ferma les yeux et pris une grande inspiration. C'Ă©tait bon. Quand on fait de la voile on dĂ©veloppe un sixiĂšme sens : celui de ressentir qu'on perd son temps sur terre lorsque le vent souffle. Aujourd'hui il Ă©tait bien lĂ , et grossissait. Elle entendait le claquement des drisses sur les mats. Tout le monde s'affairait Ă grĂ©er les voiliers. L'excitation Ă©tait palpable. ça s'ajoutait Ă ce truc qui brĂ»lait dans son ventre. Elle prit dans la voilerie les diffĂ©rentes piĂšces du grĂ©ement et posa son dĂ©volu sur un Hobbye Cat. Elle avait envie d'un cata ; et seule. A cĂŽtĂ© d'elle un garçon timide grĂ©ait son petit monocoque, c'Ă©tait GaĂ«tan. Elle le trouvait sympa et mignon. Elle le salua en esquissant son premier sourire de la journĂ©e. L'eau montait, le vent aussi. Les voiles faseillaient. Les bateaux cĂŽtes Ă cĂŽtes ressemblaient aux oriflammes d'une bataille mĂ©diĂ©vale avec leurs voiles colorĂ©es battantes.<br>Puis elle sauta sur le trampoline du cata, borda son Ă©coute, et partie comme une torpille. TrĂšs vite elle laissa les autres sur place, pris de la vitesse. C'Ă©tait grisant. En vent de travers la vĂ©locitĂ© augmentait encore. Elle filait sur l'eau. BientĂŽt les molĂ©cules d'eau divorcĂšrent de la coque de rĂ©sine et elle se souleva en rappel Ă un mĂštre de haut. Le Hobbye gĂźtait. C'Ă©tait gĂ©nial. Elle poussa des « Youhouhouuu ! » d'extase. Comme un cri de guerre. Elle volait dĂ©sormais. La baume sifflait au dessus de sa tĂȘte comme une guillotine Ă chaque virements de bords et empannages. Elle Ă©vitait ce sabre mortel en baissant le tĂȘte au dernier moment. Elle hurlait Ă son coĂ©quipier imaginaire ses instructions « ParĂ© Ă virer ? Virez ! » « ParĂ© Ă empanner ? Empannez ! » « Youhouuuu ! ». Vent arriĂšre, elle pris le cap vers la pointe de Branne, et toujours plus de vitesse. Elle rĂ©flĂ©chirai plus tard Ă comment rentrer. LĂ elle Ă©tait libre et c'Ă©tait chouette. Seule au loin une barque avec un homme Ă bord, il aurait pu ĂȘtre son grand pĂšre. Elle passa Ă cĂŽtĂ© en poussant Ă nouveau son cri de guerre. Deux sillages parallĂšles restaient gravĂ©s dans l'eau. Celui de la barque et un autre. Comme deux coup de griffe dans le Bassin. Elle vira pour les couper en travers et rajouter le sien. ça faisait comme le symbole mathĂ©matique « diffĂ©rent » ces trois sillages dans l'eau. Elle trouva ça marrant. Finalement, c'Ă©tait une chouette journĂ©e. AlizĂ©e
Yannick HERAUD: Le mĂȘme bateau
- Mais comment puis-je faire pour me sortir dâun tel piĂšge ? Lâendroit connu de tous pour arracher bas de lignes de pĂȘche et filets ne se revendique pas lieu saint pour nager. SituĂ©e dans lâaxe du joli port ostrĂ©icole de Piraillan et de lâĂźle aux Oiseaux, lâĂ©pave du Jeanne Blanc abonde de naissains * et d' esquires* tant convoitĂ©s de part sa proximitĂ© avec les terres vaseuses* Ă©mergeantes Ă marĂ©e basse dans les parcs Ă huĂźtres. Les jours bĂ©nis, les tĂąches noires* affleurant la surface attirent embarcations de petits patrons-pĂȘcheurs qui tendent Ă souhait dâinnombrables aumaillades* dans les esteys. A lâaurore naissante de ce premier juillet, Raie-Brunette , petite femelle poisson, avide de plaisir de se rouler dans la vase nâa pu empĂȘcher que sa nageoire gauche se prenne dans un inattendu esquerey *retenu Ă lâĂ©trave de l'Ă©pave, de plus gorgĂ© dâhameçons saillants. - Alors petite, tu sembles reine dans l'art de t'attirer des embrouilles ! lui dit avec ironie Monsieur Maigre, catĂ©gorie gros poisson de caractĂšre connu pour quelques combats ou plus d'un de ses adversaires tel Monsieur Maquereau s'en est trouvĂ© borgne. Territoire sous haute protection, qu'on se le dise ! - Combien de fois faudra-t'il te ressasser que nager Ă proximitĂ© de filets, câest se jeter dans les filets ! Sans compter le danger des piquets *! Inconsciente ! - Monsieur Maigre, je vous prie de mâexcuser. Je n'ai pas vu ... - Silence ! Et vous les pouffeurs de rires et autres "tacots" taisez-vous aussi ! somma- t'il." Pas un curieux prĂ©sent nâosa dĂ©fier Monsieur 60 kilos. Quelques grimacĂ©es de certains cachĂ©s derriĂšre son immense nageoire trahissaient que ce n'est pas l'envie de retoquer le âGrosâ qui devait manquer. - Tu t'exposes au danger ! Combien te faudra- t'il de temps pour comprendre? Ne tâa- tâil pas servi de leçon lors d' une de nos sorties en face de la Plage de l ' Horizon de constater que certains touristes excessifs et sots de naivetĂ© se mettrent en pĂ©ril Ă dĂ©fier rouleaux et baĂŻnes lors des malines * ? Quelle bande dâinconscients me faites vous tous ! - Monsieur Maigre, ... Les yeux du redresseur de tort s'ouvrirent si grand qu'il faillirent dĂ©former leurs cavitĂ©s.<br>Il vocifĂ©ra : " Le danger ! Comprends-tu le danger !â - Mais ... - Taistoi ! Tu n'as pas vu! une raie qui ne voit pas! Une raie qui ne voit pas !! - Veux tu me faire croire que tu es hypermĂ©trope ? De si beaux yeux or en forme de coquille Saint-Jacques ! Tout quidam prierait Dame Mer pour ĂȘtre dotĂ© d'une telle vue et toi tu ne vois rien ! Un court instant passa, sa colĂšre sembla s'attĂ©nuer. Il se reprit d'une triste voix : - Ah , si tes parents Ă©taient encore de ce monde, que ne tâauraient tâils sermonnĂ©e ! âBahâ dit t'il en hochant doucement la tĂȘte . âPauvre petite . Il est vrai que sans tes chers parents, tu n' as point bĂ©nĂ©ficiĂ© dâĂ©ducation. Ah ! les pauvres ont disparu ensemble le mĂȘme jour, un si beau couple. Fous d'amour l'un de l'autre qu'ils Ă©taient. Un dimanche de promenade au trou Saint-Yves, devant la jetĂ©e de La Chapelle, l'endroit de nos valses Ă©ternelles. Ah quel malheur !â âQui pourrait comprendre que lâimaginaire de son enfance, dĂ©nudĂ© de tendresse et dâamour, se soit souvent atrophiĂ© dans notre cruel monde dâadultes â pensa t'il. Le corps de Raie-Brunette se mit Ă trembler, consternĂ© par ces propos qui lui rappelĂšrent sans mĂ©nagement la solitude de ses trĂšs jeunes annĂ©es. Imitant le regard noir rĂ©probateur dâun pasteur envers ses ouialles, Monsieur Maigre se tĂ»t , dissĂ©qua la situation afin de dĂ©prendre Raie-Brunette de son piĂšge. Il sâavança prudemment, esquiva avec lenteur quelques hameçons retords, puis avec sa bouche protrusible commença Ă dĂ©lier le filet nuisible. Le mĂȘme jour, la plage de BĂ©lisaire notait dâ une exceptionnelle activitĂ©. Elle fĂ»t assaillie dĂšs potron-minet par une foule bigarrĂ©e. Une organisatrice habillĂ©e fluo s'Ă©gosille dans un haut-parleur depuis lâembarcadĂšre. Des fanions bariolĂ©s accrochĂ©s aux luminaires de la jetĂ©e, des publicitĂ©s nautiques en tout genre, la grande tente blanche des passionnĂ©s du Bassin , la tente orange vif des Sauveteurs-en-mer, la tente des inscrits et inscri- tes, lâensemble situant lâendroit du bassin oĂč il faut ĂȘtre aujourdâhui. Le Cap-Ferret ! PĂ©nĂštrent depuis huit heures du matin dans deux vestiaires les participants hommes et femmes en survĂȘtements et en ressurgissent mĂ©connaissables en combinaisons de nĂ©oprĂšne noires luisantes ou orange, fluo parfois, gilets numĂ©rotĂ©s, paires de palmes aux mains, bonnets de nage imprimĂ©s de lâĂ©dition de l'annĂ©e, bien ficelĂ©s par des masques ou paires de lunettes de plongĂ©e indispensables. Des familles mĂ©dusĂ©es dâassister Ă la future prouesse de leur proche-hĂ©ros, trois scooters des mers et quatre bateaux ayant accostĂ© Ă lâancre sur la plage, dâautres engins flottants et tourbillonnants moteurs au ralenti Ă cinquante mĂštres du sable, sâenjoignant de cris entre capitaines. Le curseur du haut-parleur Ă fond, lâorganisatrice sâĂ©gosille des premiĂšres consignes inaudibles tant le vent d ' ouest projetait les directives vers lâintĂ©rieur du bassin et des terres. Le grand chahut. Pas de matinĂ©e grasse pour les riverains. Câest la Grande Messe Nautique. La TransocĂ©a ! JetĂ©e de BĂ©lisaire - JetĂ©e du Mouleau. Cinq kilomĂštres Ă la nage avec marĂ©e, avec ou contre-courant ! Rien que ça ! Un mouvement intempestif des jambes trahit la nervositĂ© de Moana. Assise sur le rebord en bĂ©ton de la rampe de mise Ă lâeau, elle Ă©prouve un lĂ©ger dĂ©tachement en se concentrant sur sa respiration. Pour certains les mĂąchoires claquent ostentatoirement, "ce qui laisse un avant-goĂ»t sur la tempĂ©rature de l'eau" pensa- t'elle. Moana prĂȘte oreille Ă certains nageurs qui se racontent leur traversĂ©e passĂ©e. Elle est bien consciente dâavoir progressĂ© en deux ans. Elle a sacrifiĂ© ses repas du midi parfois du soir par dâinnombrables couloirs en piscine. Rigueur et travail lâont faite passĂ©e de âdĂ©butanteâ Ă âconfirmĂ©eâ. MalgrĂ© les encouragements, face aux courants, elle sait que lâeffort Ă fournir sera bien plus important. Elle regarde vers Le Mouleau. La rĂ©verbĂ©ration du soleil sur une lĂ©gĂšre brume affleurant la mer l'empĂȘche de le percevoir. La traversĂ©e lui semble ĂȘtre d' une distance astronomique. 8H45. Appel Haut-parleur â Exercices dâassouplissement pour tousâ. 9H15. Appel Haut-parleur â Distribution des bouĂ©es en Eaux-Vivesâ. DerniĂšres recommandations de prudence de lâorganisatrice :<br>- Si vous avez des crampes passagĂšres, levez le bras, un secouriste en canoĂ© kayak Ă proximitĂ© vous permettra de vous stabiliser quelques minutes. - Si vous nâarrivez plus Ă rĂ©cupĂ©rer votre respiration, idem. - Vous suivez toujours le groupe. Toujours l'axe du groupe ! - Si vous ne pouvez plus, nâinsistez pas ! Je rĂ©pĂšte : Nâinsistez pas ! - Levez le bras, un kayak vous ramĂšnera en sĂ©curitĂ© vers un bateau. Servez-vous de votre bouĂ©e Eaux-vives pour flotter. - Pensez sĂ©curitĂ© ! - Maintenant le Bassin est Ă vous ! La joyeuse horde des participants sâexclama d'un tonitruant âHourra!". 9H30. Tous Ă lâeau. DĂ©part. Tels les jeunes mulets frĂ©nĂ©tiques dans leurs ballets au printemps, tous les nageurs se mirent Ă l'eau, en quelques secondes formĂšrent un Ăźlot gigantesque ornĂ© de taches orange-fluo dessinĂ©es par leurs bouĂ©es de secours . Un sterne survolant l'endroit, sidĂ©rĂ©, crut voir une raie manta gĂ©ante. Les atlĂštes commencĂšrent Ă nager le long du dĂ©barquadĂšre. Dans cette procession grouillante, il fut impossible aux familles de reconnaĂźtre leur hĂ©ros. Bonnets identiques. Rien d'autre ! Quelques enfants contrariĂ©s rouspillĂšrent entre eux. Ils Ă©vitĂšrent les piquets, commencĂšrent Ă dĂ©passer la jetĂ©e qui jaillit dans le Bassin. L 'axe de navigation apparaissait. Moana se sent Ă l'aise . Bien qu'elle reçoive sur ses mains quelques coups de pieds du nageur prĂ©cĂ©dent. Elle s'Ă©carte un peu. Vers les cent mĂštres le groupe s'effila lĂ©gĂšrement, permettant Ă chacun de nager aisĂ©ment. Moana est heureuse. L'eau est son Ă©lĂ©ment depuis toute gamine. Ses parents , de crainte qu'elle ne tombe dans la piscine dans leur jardin lui avaient offert des cours de natation vers ses 6 ans. Elle se souvient de cette pĂ©riode, Ă©prouvant Ă chaque fois le mĂȘme sentiment originel de plĂ©nitude quand elle rentrait dans les bassins. Glisser sur l'eau, non pas nager mais bien glisser sur l'eau. Ătre un poisson. Fendre l'eau. La sentir caresser son corps. Maintes fois elle avait exhibĂ© ce ressenti de joie Ă ses jeunes copines de nage. Certaines rigolaient, d'au- tres qui n'y comprenaient rien. EtonnĂ©s par tant de raffut, les poissons du bassin filĂšrent sur le lieu d'agitation. Au delĂ des cinq cent premiers mĂštres , une distance notable se creusa entre nageurs aguerris au courant et nageurs entraĂźnĂ©s en piscine. L'effet de la marĂ©e. Pas trop fort mais assez vicieux pour obliger Moana Ă nager en crabe. " Quelle galĂšre , mon corps va vers le Pilat , ma tĂȘte vers Le Mouleau" pensa- t'elle. Elle accĂ©lĂ©ra lĂ©gĂšrement le battement de ses pieds palmĂ©s. - Oh ! comment peuvent t'ils nager aussi mal ? Les Ătres de terre sont bizarres tout de mĂȘme. Ils cherchent constamment Ă nager vite. C'est pourtant facile d'aller vite ! s'exclama Raie-Brunette. - Tu n'as qu'Ă regarder ! lança Monsieur Dorade ." Ils n'ont pas de nageoires. Ils s'en fabriquent et se les mettent pour nous imiter sur leurs tiges qui dĂ©passent. Ah, Ah! des Ătres de terre qui se prennent pour des poissons ! Fais attention Raie-Brunette Ă ne pas t'approcher trop prĂšs de leurs engins Coupe-eaux, ils pourraient te dĂ©couper en mille morceaux !" MalgrĂ© ce conseil entendu par tous, quelques poissons effrontĂ©s jouaient trĂšs prĂšs des embarcations. Une petite houle s'Ă©tait levĂ©e avec la marĂ©e montante et ces petites vagues rendaient plus pĂ©nible la traversĂ©e. Le crawl effectuĂ© par Moana lui avait permis de dĂ©passer le profond chenal. Peu habituĂ©e Ă ce genre de rĂ©sistance, elle s'efforçait de garder le cap. Un dĂ©but de raidissement musculaire parcourut ses jambes. " Je ne vais pas avoir de crampe, tout de mĂȘme ! Je la sens arriver " pensa- t'elle. Elle ralentissa le battement ciseleur de ses jambes pour mouliner plus vite avec ses bras. La rotation devenant plus rapide, les poumons de Moana exigĂšrent plus d'oxygĂšne. Les " allez Moana , on tient " venus des proches bateaux se transformĂšrent en encouragements Ă peine audibles tant l'eau brassĂ©e regurgitait de ses tympans. - Ne vous approchez pas trop des planches Coupe-eaux, toi aussi Raie-Brunette! hurla Monsieur Maigre. - Comme c'est Ă©tonnant! Les Hommes de terre pour nous imiter prennent de l'air pour le souffler dans l'eau ! fit remarquer Raie-Brunette dont la particularitĂ© est de bĂ©nĂ©ficier d'une ouie trĂšs fine. - Ils nagent si mal ! - Chut ! Regardons-les , ils vont bien finir par renoncer, la mer n'est pas leur monde â dit Monsieur Maigre. LessivĂ©e par l'effort, Moana ne put que prendre une pause sur un kayak. Elle y resta quelques minutes, le temps que la crampe naissante passe. Le sauveteur fut surpris de la voir si essouflĂ©e. - Voulez-vous arrĂȘter lĂ ? - âNon , je continue ". Elle prit repos des pieds sur le flotteur, se relança en exerçant une poussĂ©e vive pour gagner quelques mĂštres au Bassin. Au trois-quart de la distance, Moana ne pouvait plus respirer normalement. Son corps devenait une masse lourde, traĂźnarde. Elle avalait rĂ©guliĂšrement un peu d'eau de mer. Elle doutait quant Ă rĂ©ussir sa traversĂ©e tant elle Ă©tait Ă©puisĂ©e. Elle avait atteint sa limite.; L'ouie de Raie-Brunette percĂ»t ce tragique essoufflement. - Chut ! vous entendez ? Vous voyez la Femme de terre lĂ -bas ? Elle recrache de plus en plus d'eau dans l'eau au lieu de l'air! Je ne peux pas la laisser se remplir d'eau ! Je vais l'aider ! - Ah tu vas l'aider ? Et comment vas tu t'y prendre pour l'aider. De quoi te mĂȘles-tu ? c'est une affaire de Femme de terre ? ironisa Monsieur Maigre. - Je vais vous montrer ! lui rĂ©torqua Raie-Brunette. Prenant son courage par nageoires, elle fonça sur les Coupe-eaux , en choisit deux bien distants, telle une aiguille serpenta Ă toute berzingue entre eux, ralentit sa nage, s'approcha de Moana , se posta Ă deux mĂštres puis analysa la situation. - Je ne peux pas la pousser, elle va m'assommer avec ses longues tiges ... Je ne peux pas la tirer, elle est mons- trueuse .... Je vais la porter ! C'est ça, je vais la porter ! dit- t'elle. Elle frĂŽla le corps de Moana, s'approcha par dessous, puis avec une infinie dĂ©licatesse se colla des deux nageoi- res au ventre de la nageuse. Moana ne sentit rien tant sa combinaison Ă©tait Ă©paisse. le mucus du poisson faisant office de joint de dilatation. " Ouf ! Allez !" Raie-Brunette poussait de toutes ses forces. " Allez !". Les poissons mĂ©dusĂ©s Ă©carquillaient leurs yeux. Ils dĂ©couvraient pour la premiĂšre fois de leur vie un poisson scotchĂ© Ă un Ătre de terre. Le corps de Raie-Brunette secouĂ© de toutes parts ressemblait Ă un cerf-volant par fort vent d'ouest. - Ce n'est pas possible ! Je ne peux pas ! Je n'y arrive pas ! elle est trop lourde ! Venez m'aider ! Allez vite ! A l'aide !; Monsieur Maigre un temps pĂ©trifiĂ© de voir sa protĂ©gĂ©e se mettre en galĂšre, se ressaisit et ordonna d'une voix de gĂ©nĂ©ral Ă un banc d'une cinquantaine de chinchards proches de lui : - Allez l'aider ! Bon sang , allez l'aider ! Les poissons n'Ă©coutĂšrent que leur peur pour Monsieur Maigre, imitĂšrent le parcours de Raie-Brunette, la rejoignirent. - Placez-vous trĂšs doucement en bloc sous mes nageoires, faisons bloc, une dizaine au premier contact, voilĂ c'est ça ! les autres placez-vous en couches par dix sous vos collĂšgues ! guida Raie-Brunette . - C'est exactement cela. Allez ! On pousse ensemble vers le haut, ne dĂ©passez pas mes nageoires. A mon signal : Hop ! On pousse ! Un flottement aussi soudain qu'inattendu donna Ă Moana l'impression de se sentir progressivement dĂ©lestĂ©e de son poids. Sans pouvoir comprendre. Elle avait tant avalĂ© d'eau que l'idĂ©e de renoncer avait cheminĂ© sur les cinquantes derniers mĂštres parcourus. Ce jaillissant sentiment de bĂ©atitude donnait enfin raison Ă ses longs entrainements de couloirs de piscine, Ă ses confidences jeune Ă ses amies. Sa tĂȘte pleine d'Ă©toiles, son corps ondulant avec lĂ©gĂšretĂ©, elle glissait dans l'eau. Elle avait enfin la certitude d'avoir Ă©tĂ© dans une autre vie un poisson. Elle reprit une nage parfaite, mouvements de pieds en harmonie avec mouvements des mains. RĂ©cupĂ©rant son souffle naturel sur chaque mĂštre gagnĂ© dans cette course. La proche arrivĂ©e jaillissait comme une simple formalitĂ©. La forte pression qu'exerçait les chinchards sous le corps de Raie-Brunette obligeait celui-ci Ă un lĂ©ger Ă©crasement contre le corps de la Femme de terre. DĂšs que la Femme de terre nagea calmement, sans geste brus- quĂ©, Raie-Brunette perçut une onde faire osciller tout doucement ses nageoires, puis canalisant sa concentration, elle entendit un fort battement. Un son identique revenait dans ses rĂȘves les nuits seule cachĂ©e dans les algues du Bassin. "Bong.. Bong .. Bong ". Chaque "Bong" la ballottait. La surprenait. Elle sursautait. Elle comprit. La douceur du glissement des deux corps joints battant Ă l'unisson, le mucus qui les liait, les collait, les assemblait s'inventĂąt dans l'imagination de Raie-Brunette comme une corde tissĂ©e entre elle et Maona. Son pouls s'accĂ©lĂ©ra. "Bong ... Bong". Des larmes naquirent sur ses joues. - C'est .. c'est le battement d'un coeur ! C'est un coeur ! Maman ? C'est toi Maman ? On m'a tant racontĂ© que les Femmes de terre se rĂ©incarnaient en sirĂšnes ! Que l'inverse Ă©tait tout aussi possible ! C'est vrai ! C'est Maman ! Elle veux me parler ! Elle a quelque chose Ă me dire ! Je t'Ă©coute Maman ! Je suis lĂ ! Contre toi ! Maman chĂ©rie, je suis si heureuse ! Ton coeur parle au mien. Ta douceur me berce. Je t'ai tellement cherchĂ©e. Tu es lĂ , je te sens, toi le battement tant rĂȘvĂ© au long de toutes ces annĂ©es sans toi, sans Papa. Enfin ! Donne-moi toutes tes caresses, toutes tes caresses de maman qui m'ont tant manquĂ© ! J'en veux ! Je suis lĂ ! Prends-moi , mange-moi si tu veux , dĂ©vore-moi ! Je me veux toute Ă toi Maman , toute ! Sereine comme jamais, se promenant deux jours plus tard dans le trou en face du Mimbeau au Cap-Ferret, Raie- Brunette ressentit une vive douleur lui harponner la lĂšvre supĂ©rieure. InstatanĂ©ment l'eau se transforma en un couloir vertigineux baignĂ© de rais de lumiĂšre hypnotisante. En une fraction de seconde, elle se rappella ce que Monsieur Maigre,veillant certains soirs Ă la rassurer avant qu'elle ne s'endorme seule, lui avait maintes fois racontĂ© :â tes parents sont au paradis des poissons. Les Portes de la Mer s'ouvrent pour les poissons qui auront su se tenir sages, on ne sait pourquoi il n'y a que les sardines qui restent punies. Le jour venu, il te faudra traverser la LumiĂšre." Curieusement , elle se sentit apaisĂ©e. Elle eĂ»t une vision. " J'arrive, Maman. Donne-moi ta nageoire quand je passerai prĂšs de toi Je t'en prie, ne m'oublie pas une deuxiĂšme fois ! . Naissains : Larves d'huĂźtres . Esquires : Crevettes du Bassin . Terres vaseuses : appelĂ©es aussi Crassats . TĂąches noires : appelĂ©es aussi NĂ©gresses . Aumaillades : filet Ă trois nappes de tailles dĂ©gressives pour la pĂȘche des petits rougets ou soles Esquerey : filet Ă crevette Estey : Petit chenal dans les crassats Piquets : appelĂ©s Pointus , petits piquets de 50 cm destinĂ©s Ă Ă©loigner les poissons plats prĂ©dateurs des huĂźtres Malines : Grandes marĂ©es
Philippe DUPUY: Donne moi ta nageoire