J’incarne son propre rêve, pourtant je croque la vie à pleine dents sans en laisser une miette. De toute façon je ne peux maintenant que manger des miettes mes dents sont en attente. J’incarne son propre rêve en apparence mais dès que je le peux, je suis Zorro, princesse, immor-telle et joyeuse. Je cours, je marche, je rêve dans ce paysage aligné sans aucune fantaisie à priori. Ce paysage est le mien, j’en connais tous les endroits et surtout un en particulier que je visite tous les jours sauf le dimanche. Régulièrement le mercredi, je quitte la table avant le dessert, j’avale ma mimolette, invente une explication et sors. Ce mercredi la pluie menace, l’orage rode, j’aime ces temps incertains, je jubile intérieurement. Je vais à la tour 6, ma tour, au dernier étage une trappe de sécurité permet d’accéder à la ter-rasse. Une trappe faite à ma taille je m’y faufile aisément maintenant. Je traverse le temps, je traverse la vie et arrive dans une forêt métallique dense, les antennes à râteaux offrent un paysage hors du commun c’est ma forêt, mon domaine, mes arbres. Ici je suis châtelaine, bergère, princesse, sor-cière et fée d’un instant à l’autre, suivant la seule logique de mes rêves et jeux d’enfants. Je suis au sommet de la tour de ce gigantesque château, je suis sœur Anne, je suis celle qui a terrassée Barbe bleu et je contemple mon univers. En bas des douves, des fossés, des geôles mais le savent-ils ? Soudain un grondement sourd, le ciel s’obscurcit, quelques gouttes de pluie. Voici venue le temps de l’épreuve et des preuves. Ne pas céder à leur peur de grand rester là face au monstre de nuages qui s’avance vers moi crachant des éclairs aveuglants. La pluie se fait piqures, le ciel devient cauchemard. Je sens sur mes joues la morsure de l’eau, mes vêtements sont devenus armure froide qui empêche tout mouvement. Je suis là seule face au tonnerre, face aux éclairs sous ce déluge et, je ris, je crie mon bonheur de pouvoir apostropher les éléments du haut de mes dix ans. Je suis immortelle et hors la loi. L’orage s’éloigne il va falloir que je retourne chez moi en inventant une belle excuse. Je me dirige vers la trappe la pousse, pas de mouvement elle est bloquée semble-t-il… Un ins-tant de panique cela n’était pas dans mon histoire. Je re-essaie toujours rien… Et toujours cette petite voix qui me parle de ma mère… Humiliée la princesse, sans baguette la fée ! Ne pas pleu-rer attendre un peu, recommencer. Ma grand-mère me dit toujours que le calme recout beaucoup de chose. Je pousse en douceur mais avec force la trappe et elle cède ! Merci je soupire, je ris, je retombe dans mon jeu, je rede-viens moi. Rentrer maintenant effacer de mes yeux les bonheurs et les peurs. Ma mère m’attend inquiète, en colère mais je suis devenue experte en fabrique d’alibis, le sport annulé et une averse soudaine. Dans ma famille on ne m’appelle pas, on me surnomme parfois, je suis son rêve, son enfant sage et docile. Gentille et souriante dit-elle à ses voisines. Saura-t-elle un jour qui je suis derrière celle que l’on nomme sa fille. Je suis gaie et pleine de vie, j’aime la vie les bêtises pas graves et par-dessus tour être dehors. Je parle aux nuages je chante avec les oiseaux je danse dans le vent je me cache dans le brouil-lard. Je compromise, je dis oui, je me libère de ses souhaits pour accéder aux miens. Une chute me vaut un sourire édenté que j’oublie, j’ai dix ans et porte autour du coup une chaîne qui me le rappelle et au poignet gauche une montre pour ne plus être en retard. Toujours en jean je m’habille pour de vrai dans le locale poubelle me délestant de la robe obliga-toire pour ma tenue naturelle. Le monde autour me parle et m’inquiète, mon sourire me protège et évite des réponses, j’ai be-soin de bouger pour apprivoiser mes peurs, pour les perdre en route aussi. Comme tous les ans depuis que j’habite au milieu des tours, dès le 30 juin, je suis envoyée en vacances chez mes grands-parents qui habitent un petit hameau perdu en Dordogne. Pas de télévision, pas de boulangerie pas d’amis (es) non plus. Je passe sans transition d’un univers bruyant, rythmé, rapide, changeant à un autre paisible, serein, empli des sons de la nature et de son silence. C’est mon cadeau, ma récompense après dix mois de ville et d’école. Chaque année elle m’attend, toujours la même, toujours de la même manière, sur l’escalier en vielles pierres patinées creusées, appuyée sur une pseudo-rampe mainte fois réparée par mon grand-père. Deux vieux piquets une branche qui les relie et cela fera l’affaire. J’ai l’interdiction absolue de m’appuyer sur cette rampe voir même de la toucher. Pourtant je suis bien plus légère que Marie ma grand-mère. Encore un mystère d’adulte ! Elle m’attend avec impatience et appréhension, mon arrivée va encore bouleverser leur routine. Il va falloir avoir un œil sur moi ! J’ai beau faire des efforts, elle a beau en faire aussi parfois ça dérape. Je l’appelle Marie car j’aime par-dessus tout son prénom qui lui confère force, autorité et dou-ceur. Elle est toujours habillée de noir et semble porter une multitude de vêtements. Ce qui me fascine le plus, est la couleur de ses cheveux. Quand je lui demande pourquoi cette blancheur uniforme, elle me parle de sa vie. C’est notre mot de passe, notre code secret, notre complicité. Je n’ai qu’à poser la question et son regard quitte le présent, son visage retrouve des airs de jeunesse et Marie raconte. Ses cheveux sont sa seule coquetterie, elle les attache chaque matin avec soin avec deux peignes en corne, un de chaque côté, quelques barrettes en métal argent le reste. Elle s’active toute la journée, le dos courbé, résignée mais heureuse, du potager à la cheminée et se redresse parfois en se tenant la taille, cachant difficilement une grimace derrière un sourire d’excuse, de lassitude. Elle m’appelle toutes les dix minutes pour être sûre que je ne suis pas en train de faire n’importe quoi dit-elle. Elle est souvent seule mon grand-père Léonard est dans les champs et ne revient que pour les repas. La ferme est austère, une pièce à peine éclairée, pas d’eau courante, une ampoule au plafond heureusement pour mes yeux d’enfant la cheminée lui donne des allures de château. Je m’adapte vite à ce manque de confort remplacé par un surplus de tendresse. Notre moment de la journée était tacitement choisi. Tous les jours vers 13h au soleil, quand Léonard mon grand-père va se reposer, je m’assois sur la troisième marche de l’escalier qui mène au grenier, elle reste sur sa chaise au coin de la chemi-née éteinte. « - Dis, Marie pourquoi tes cheveux sont si blancs ? - C’est la vie et sa poudre de soucis, de peurs, de bonheurs, de joies c’est la vie et ses années qui s’y sont déposées. - Tu avais quel âge quand tu as vu les premiers, moi aussi j’en aurai ? - Je ne sais pas j’ai toujours eu des cheveux blancs je crois, tu sais je suis née en 1900, la vie n’était pas simple il n’y avait pas tout ce que tu as aujourd’hui. - Bah ça n’a pas beaucoup changé, même aujourd’hui tu n’as pas l’eau courante ! - Non petite fille je n’ai pas l’eau courante mais j’ai une petite fille qui ne comprend pas pour l’instant qu’il y a plus important que l’eau au robinet. - C’est quoi le plus important que ça ? - Le plus important, petite fille, c’est ce que j’ai construit avec ton grand père, c’est notre fa-mille, nos enfants et petits-enfants et toi avec toutes tes questions. - Tu as aussi des cheveux blancs à cause de moi ? - Non mais parfois je ne comprends pas pourquoi tu es toujours en train de partir dans les champs où les bois toute seule. - Tu sais où j’habite je fais pareil. - Tu ne te mets pas en danger au moins ? - C’est quoi le danger ? - Tu demanderas à ta mère. - Tu viendras me voir un jour là où j’habite ? - Non je suis trop vielle maintenant je suis bien ici avec ma campagne et mon potager, mon si-lence. » La porte s’ouvre sur notre discussion, mon grand-père traverse la pièce avec un sourire es-piègle, sur la pointe des pieds. Le charme est rompu, ma grand-mère se lève, elle me dit que l’on doit aller au lavoir. Je prépare la brouette et attend devant les escaliers. « - Marie, c’est quoi ton silence ? Pour moi le silence c’est une punition qu’on donne à l’école mais je sais bien qu’il n’est pas que cela. - Voyons le silence n’est pas une punition, qu’est-ce qu’on vous raconte ! Le silence petite fille c’est un espace immense et rien qu’à toi. C’est l’endroit où tu es vraiment avec toi simplement tranquillement. C’est l’espace dans lequel tu peux entendre les sons de la nature, le vent, dans lequel tu sais qui tu es pour de vrai, c’est ta seule liberté petite fille le silence est ta seule liberté. - Alors on essaie d’être dans le même silence pour que je t’entende bien pour de vrai. » Marie a posé sa brouette s’est agenouillée et m’a longuement prise dans ses bras. Cet automne, il y a beaucoup de murmures et de secrets qui circulent. Mes parents sont venus me chercher avant la fin des vacances. Marie a dû s’aliter car très fatiguée. J’avais le droit de lui porter son repas à midi mais souvent elle dormait. Aujourd’hui mes parents vont arriver, je lui porte son repas, je veux lui dire au revoir, elle dort. Ses cheveux sont défaits, blanc sur blanc plus de peignes. Son tiroir de table de nuit et entre-ouvert, les deux peignes en corne sont là. Je ne réfléchis pas j’en prends un et le glisse dans ma poche. Elle dort. Ce n’est pas un vol c’est juste une façon de la garder auprès de moi. Il est toujours avec moi ce peigne comme un bijou comme un trait d’union. À midi ils se sont tus quand je suis entrée dans la cuisine mais j’ai eu le temps d’entendre « de quoi est-elle morte ? » puis un silence d’adulte. Avant le dessert je suis partie il fallait que j’aille dans ma forêt dans mon paysage je suis sûre qu’ils ne veulent pas me le dire, Marie est morte vu leur tête et leur silence. Une fois la trappe passée, je me calme, je me pose c’est ce que m’aurait dit Marie. Une envie de pleurer mais au de cela je crie de toute ma force je crie dans les nuages, je crie à l’univers, je crie au monde entier « Marie je t’aime c’est moi qui ai ton peigne… » Je le dépose dans un petit trou entre deux antennes et le recouvre de mon mouchoir préféré celui que j’ai brodé maladroitement. Une poignée de gravillons pour sécuriser le tout. Marie je t’aime je ne t’ai pas volé ce peigne je l’ai pris pour rester avec toi, je le confie à ma forêt métallique, d’en haut tu peux le voir. De retour à la maison des valises sur la table, pourtant, nous ne partons jamais pour la Toussaint ! « -Tu vas chez ta grand-mère pour la semaine, nous sommes obligés ton père et moi d’aller sur Bordeaux. - Je sais très bien qu’elle est morte je vous ai entendu pourquoi tu me dis cela. - Mais elle n’est pas morte ce n’était qu’une grippe que racontes -tu encore ! - Alors pourquoi je vous ai entendu - Ce n’était pas de ta grand-mère dont nous parlions mais de la marraine de ton père. » Une respiration qui ouvre un arc en ciel, un sourire intérieur, Marie je vais chez Marie… Elle m’attend sur les vieilles marches de l’escalier en pierre, appuyée à la rampe… « Marie, Marie si tu savais ce que j’ai cru, il est là ton peigne c’est moi qui l’ai. » Encore une fois front contre front partager nos silences.
Laurence
Je quitte Londres. Après trois années passées au Consulat général de France, en tant que vacataire au service des visas, j’ai décidé de rentrer en France, provisoirement, car ma prochaine destination sera l’Espagne, bien que je ne parle pas un mot d’espagnol. Je dois partir. Mon contrat au consulat n’a pas été renouvelé, j’ai pourtant trouvé un poste chez Eurostar, mais l’envie de découvrir d’autres horizons, apprendre une autre langue fourmille en moi, je sais que j’aie des choses à vivre, je veux reconfigurer le schéma rassurant mais répétitif de ma vie. Ce soir, j’ai réuni mes amis pour fêter mon départ. Nous avons improvisé un barbecue dans le jardinet, quelques pierres pour y allumer un feu au centre. Je suis heureuse et triste. J’ai noué tant de relations au cours de mon séjour, j’ai tellement aimé ce mode de vie, un endroit où l’on t’appelle « darling » à la moindre occasion, les bus à deux étages, les pubs, les restos indiens, le marché de Notting Hill Gate… Et surtout, je me suis amusée, instruite, découverte et émancipée d’un cadre de vie aux codes stricts et limitants. Je me suis acheté une robe pour l’occasion. J’ai conscience de laisser une empreinte, je veux qu’elle soit la plus positive possible. Assis en cercle autour du feu, il y a William, l’écossais, dont l’accent prononcé a toujours été un obstacle dans nos conversations, Pascale, ma copine des tout débuts, une fille avec un cœur d’or et une façon très personnelle de s’habiller, mais à Londres, tout est permis, Myriam et Marc, le couple le plus mal assorti que je connaisse et qui partage le « basement flat » avec Alain et moi. Je n’oublie pas la petite morpionne Valérie et d’autres, dont je ne me souviens pas ou que je ne connaissais pas. Mon séjour en Espagne se transformera en « château en Espagne » puisque je resterai en France, accrochée par le cœur à mon premier amour. Je ne savais pas encore à cette époque que je ferais tout pour le retrouver. Je reportais pourtant, années après années, ses anciennes coordonnées téléphoniques, sait-on jamais ? Il avait laissé une marque indélébile, je vivais avec ce fantôme d’amour, en arrière-plan de mon cœur et de mon esprit. Je l’avais connu jeune. Au café que nous fréquentions à la sortie du lycée, toutes les filles lui tournaient autour. Il se dégageait de lui une séduction particulière, un détachement inhabituel, une indifférence totale à l’admiration qu’il provoquait. Dans son visage s’ouvraient deux yeux bleus magnifiques, où l’on décelait pourtant une ombre. Il lisait Nietzche, parlait Nietzche, vivait Nietzche. Il écrivait des textes complètement allumés et incompréhensibles que je trouvais d’une beauté rare. Son intelligence me fascinait, je la découvris dangereuse par la suite. C’est le jour J. Mon avion est dans 3h, je suis chargée d’un énorme sac de marin et d’une valise, et je n’ai pourtant pas pu tout emporter. Alain ne m’accompagne pas, il n’approuve pas du tout ma décision de partir. Il est vrai que notre vie commune était tout à fait confortable, nous vivions au jour le jour, mais j’avais peur de m’endormir dans une douce torpeur ronflante. J’ai appelé un taxi. Je sais que je reviendrai, il y a le concert des Pink Floyd dans un mois, évidemment, rien ne me fera manquer ça. Et puis, j’ai laissé mes marques dans la salle de bains, des fringues dans l’armoire… J’arrive à Paris en plein été. Je squatte provisoirement chez ma sœur et mon beau-frère, puisque je ne dois rester que deux mois, voire trois tout au plus. Pas de cours d’espagnol durant cette saison estivale, « zut, je n’avais pas envisagé ça » Peu à peu s’infiltre en moi l’idée de savoir. Vit-il toujours à Paris, seul, en couple avec des enfants, je dois savoir. Je contacte un de nos anciens amis communs avec qui j’avais gardé des relations et de fil en aiguille, j’obtiens son numéro de téléphone et apprends qu’il vit en couple. Qu’à cela ne tienne, des amis anglais doivent me rendre visite, mon beau-frère et ma sœur sont en vacances, je vais inviter le couple maudit. Au téléphone, j’apprends qu’il viendra seul, il vient de rompre avec sa compagne. Pour couronner le tout, mes amis anglais se décommandent à la dernière minute ; je sais, ça sent le rencard prémédité, pourtant je suis totalement innocente. Soirée de retrouvailles sobre, après 12 ans, nous n’allons pas nous sauter dans les bras. Les rendez-vous suivants augureront de la relation à renaître. Je vais renouer avec des émotions sur le volcan, raviver cette passion tellement fantasmée au fil du temps. Je n’oublie cependant pas le concert à Londres, je ne perds pas la raison à ce point-là. Il est très contrarié de me voir repartir. Nous n’en sommes pourtant qu’au balbutiement de notre nouvelle histoire. Le concert est magique, au sens propre du terme, même si quelques substances le rendent extraordinaire. C’est le plus magnifique concert auquel j’ai assisté, et j’en garde un souvenir très précis et vivace. J’avais prévu de passer quelques jours à Londres, mais un télégramme vient chambouler mon programme. « Un billet payé pour Paris t’attend à l’aéroport, reviens ! » La raison me fait défaut, bien sûr, se sentir attendue à ce point me donne le vertige. Je me précipite à l’aéroport, à nouveau chargée de lourds bagages. En arrivant à Paris, personne ne m’attend. Je passerai 25 ans de ma vie avec cet absent, négligeant la petite voix intérieure qui m’interpelle. Je me quitte.
Cécile
« Moi, jamais ça ! » Le matin exhale sa fraîcheur ; la campagne alentour éclate de verdure ; au loin, un coq chante ; une petite fille humblement vêtue, d’un bon pas, emprunte l’allée de tilleuls fleuris ; un peu plus loin derrière elle, un chien la suit lentement. La fillette, qui tient un bidon et un panier à chaque main, se dirige vers le village. La première maison passée, la petite s’arrête à la suivante et toque à la porte ; une dame en tablier sort et s’écrit d’une voix forte « oh, c’est la petite Nine ! » La petite murmure un bonjour, dépose le bidon de lait et sort une motte de beurre du panier, entouré d’un beau tissu blanc. Puis timidement, elle reprend sa route en direction d’une seconde maison ; elle est déjà lasse, la route est longue depuis la ferme, pour ses petites jambes. Mais joyeusement le chien la rejoint ; elle peut enfin s’égayer, afficher sa joie ; elle le caresse, il lui lèche les joues, les mains, en sautant autour d’elle ; elle rit aux éclats, elle n’est plus seule ! La petite Nine est la fille des fermiers du château de Fontenille, situé en Auvergne, proche du Puy de Dôme. La famille est très pauvre, et vit difficilement dans cette ferme. Ici, vit le grand père, taiseux depuis la « Grande guerre » de 1914 ; le père et la mère, travailleurs, aiment leur famille mais parlent peu, ne se plaignent jamais ; la tante, sœur du père est célibataire et vivent aussi deux enfants, JC le garçon le plus âgé et la petite Nine de 5 ans déjà. La propriété et sa ferme sont isolées de la petite ville de Luze, proche d’un petit groupe de maisons éloigné d’un petit kilomètre. La ferme est grande pour des yeux d’enfant. Le confort y est inexistant ; à gauche des bâtiments, se trouve la maison d’habitation ; à droite jouxte l’étable, où vivent les vaches et veaux, Bijou, le cheval de trait, puis suit une grande cour avec une belle fontaine assortie d’un grand bac où boivent les animaux, le jardin potager, une grange plus loin où est entassé le foin. Et derrière, la bassecour où picorent poules, canards... se situe la partie habitation constituée d’une grande pièce centrale, une longue table de bois au milieu avec des bancs de chaque côté ; un seau d’eau posé sur une étagère près de la petite fenêtre, avec une cuvette proche servant d’évier ; au fond de la pièce un grand four de boulanger entouré de bois coupé, quelques chaises empaillées, sert de cuisinière et de chauffage, et derrière se trouve la souillarde. À droite, une porte mène à la chambre du grand père, en bas, et plus loin, un escalier de bois monte à l’étage et dessert deux chambres, celle de la tante et celle de la famille, les enfants dormant avec les parents. À l’étage, à côté des chambres, se trouve le grenier grand ouvert, où s’étalent les immenses tas de grains ; une petite fenêtre permet de sortir les sacs, grâce à l’échelle posée contre le mur. La famille est très pauvre, travailleuse, très occupée par tous les travaux de la ferme et du château. La petite Nine vit là, dans cette ferme triste et isolée, une vie peu facile, et pauvre de tout ! Elle a son frère, qui la bouscule souvent, et qui ne joue pas avec « les filles » lui... plus grand, il va déjà à l’école de la ville et est bon élève. La petite fille ira bientôt à l’école aussi, à la rentrée prochaine de cette année 1955. Elle s’ennuie beaucoup, joue peut, elle n’a pas beaucoup de jouets. Elle aide sa maman dans tous les travaux de la ferme ou de la maison. Elle garde les vaches aussi, les mène dans les près voisins, tricote en veillant sur elles, comme appris par sa maman, rêvasse, s’ennuie. La tante, lit souvent les journaux donnés par la voisine, elle est instruite, elle ! Le grand père, plutôt âgé et vouté, s’occupe de son vieux cheval et de son chien qui le suit pas à pas. La Nine, petite fille, aux joues rondes rehaussées de deux yeux brillants, est menue, timide, gentille, obéissante, appliquée, rêveuse, têtue et volontaire parfois rebelle, et elle s’ennuie souvent. Elle répète à sa maman « maman, je m’ennuie », la réponse est toujours la même ... « occupe toi ». La fillette court chaque fois se consoler près de la chaleur et les caresses des chats de la maison. Les parents sont toujours au travail, le frère refuse de jouer avec elle. La maison est triste et sombre ; la misère entoure cette petite ; il faut aller chercher l’eau à la fontaine, les chambres ne sont pas chauffées et l’hiver, le givre maquille les vitres des fenêtres ; la terre battue recouvre la pièce principale, le « couvert » n’est pas riche non plus, mais la famille ne meurt pas de faim... les femmes de la maison se débrouillent au mieux pour cuisiner devant le feu. Déjà, la petite ressent la misère de la vie dans cette maison. Elle rêve à autre chose, mais ne sait pas à quoi ! Elle sent, elle sait, qu’il existe d’autres vies. Elle voit bien que les propriétaires du Château font des fêtes, reçoivent des gens bien habillés et mangent de bons repas ; sa maman va parfois servir les invités ; elle met alors une jolie robe noire assortie d’un petit tablier rond en dentelles ; elle est belle et revient toujours avec des gâteaux et friandises inconnus de tous et mangés avec gourmandise. La petite sait qu’une autre vie existe ! Timide, oui, elle l’est, secrète aussi, malicieuse et toujours l’œil vif ; l’esprit n’attend que les mystères et les déclics de la vie pour se révéler. Et ce jour-là, pas tout à fait comme les autres, Petite Nine, assise près de son grand-père, les deux poings sur les genoux, les yeux fixes et rebelles, lui dit : « Moi, jamais ça ! ». Le ton est volontaire, le verbe haut ! Le grand père hoche la tête, serre l’enfant dans ses bras ; le chien tout près lèche le visage de la fillette, et la moustache du pépé frémit. La petite touche sa moustache blanche, l’embrasse sur ses joues ridées, et dit : « - Pépé, je veux plus ça » - Oui c’est bien dur pour une petite fille ! - Oui, Pépé je veux m’en aller - Mais où veux-tu aller ? quand tu seras grande, tu feras ce que tu voudras. - Mais je suis petite encore... - Tu as de la chance, tu vas aller à l’école, j’y suis allé autrefois un peu… et tu vas apprendre, à lire, à écrire, compter ; tu écouteras bien ta maitresse d’école, et apprendre, apprendre, oui apprendre... - Apprendre quoi ? - Tu verras ma petite fille, tu feras ta vie, pas comme nous. » La moustache humide du grand père se frotte sur la joue de la petite qui sourit enfin. Un petit espoir entre dans son cœur ; son grand père est là, rassurant, la douceur et l’affection du chien aussi. Elle n’est pas seule, il y a un ailleurs, son pépé lui a dit et elle croit son pépé ! C’est la rentrée scolaire pour la Nine ; son frère retrouve le chemin de l’école ; il y a deux kilomètres à faire pour aller à la ville, et l’école est à coté de la mairie. Sur le chemin, son frère lui fait peur « t’es qu’une fille, l’école c’est pas fait pour les filles ! » Volontaire et affirmée, la Nine est sûre du contraire ; l’école sera pour elle, elle le veut ! Et en ce jour de rentrée des classes, elle prend fièrement le chemin de l’école, confiante et heureuse. Cette journée lui apporte quelques peurs, un peu de panique parfois, mais des nouveautés, des surprises... un nouveau monde à découvrir ! Les filles de la classe toutes bien habillées l’impressionnent. La maitresse, elle aussi, porte une jolie blouse bleu clair ; elle a les cheveux bruns, une bouche rose, elle est bien maquillée, sur ses talons hauts, elle est souriante et elle sent si bon ! Quelle jolie maitresse ! Elle fait chanter les enfants, récite des poésies ; la première récréation permet de rencontrer d’autres petites filles, certaines pleurent, et la maitresse les console, les embrasse. Quelle gentille maitresse ! Pour le retour, le chemin est long, mais la petite Nine revient contente de sa première journée, joue avec son frère, content aussi, sur la route du retour. Les jours se suivent, et chaque jour d’école, la petit Nine chante et sautille sur le chemin de l’école. Souvent son grand-père vient les chercher, après avoir pris « son canon » à la petite épicerie, et acheté une grosse fraise en sucre ou un rouleau de réglisse... Au printemps, ce seront les premières violettes qu’il ramassera pour elle ! Petite Nine aime bien son grand-père. L’école ? une fuite, une évasion, une source de découvertes, de connaissances : les autres filles toutes différentes, les jeux, les apprentissages... et... la maitresse ! Qu’elle est jolie Mademoiselle M ! La Nine aime quand elle parle aux élèves, qu’elle raconte des histoires, quand elle passe derrière son épaule, guide sa main pour dessiner les lettres, les mots...elle aime son rouge à lèvre, différent chaque jour et...le parfum de son rouge à lèvre ! Melle M est si douce, si gentille avec toutes les fillettes. La Nine n’oubliera jamais le parfum du rouge à lèvre de Melle M ; Bien des années plus tard, elle cherchera dans les rayons du prisunic proche, celui des précieux tubes pour les ouvrir et retrouver ce parfum inoubliable ! « Petite Nine aime sa maitresse. Petite Nine joue à la maitresse, avec ses camarades de classe. Petite Nine imite sa maitresse ! Petite Nine aime aller à l’école, et apprendre ! » Et la petite fille va poursuivre sa scolarité à l’école de la ville, trois ans avec Melle M, deux avec Mme G, puis le collège, puis le Lycée, puis... plus tard, encore des formations, des apprentissages divers... Apprendre, toujours apprendre, on l’appelait même, quand elle était plus grande « Madame, je veux savoir » ! Mademoiselle M n’a sans doute jamais su vraiment tout ce qu’elle avait offert et permis de croire à cette enfant et à bien d’autres sans doute ! Elle lui a donné sa pédagogie, son savoir, sa patience, son affection, et le gout du travail, des études, de la transmission, pour la guider sur le premier chemin d’un monde encore inconnu et l’espoir d’un monde meilleur, d’une autre vie.
Janine