Nous sommes le 20 juin 2000, Leny deux mois est désormais pupille de l’Aide sociale à l’enfance, ainsi en a décidé sa mère. Il va heureusement être adopté d’ici quelques jours par une famille qui l’attend, l’espère, depuis des années. Pour tout bagage un mot de sa mère : « Tu t’appelles Leny, je suis Nely, cela sera notre seul lien. » Quand il a eu six ans, ses parents adoptifs ont jugé honnête de lui dire la vérité, sa vérité avec beaucoup d’amour, de précautions et des mots simples qui devaient rendre cette situation tout à fait normale ! Leny n’a manifesté aucune émotion, n’a posé aucune question et est reparti jouer. Le lendemain il n’y voyait plus « ne pouvait plus voir » disait -il. Aujourd’hui, Leny a 20 ans, il a toujours sa canne blanche et aucune explication scientifique quant à cette perte de vision. C’est une incompréhension teintée de tristesse et de colère. Il traverse seul ce chemin bordé d’amour d’un côté et d’abandon de l’autre. Toujours en équilibre, toujours hésitant Leny ne connaît pas l’unité, telle est sa quête, être un et c’est tout. Être un sans toutes ces questions, sans cet abandon incompréhensif, sans ce rejet. Il sait bien que son obscurité est le mélange, l’addition, de tout cela mais le savoir n’est pas suffisant pour vivre avec. Ce matin, alors qu’il se prélasse sur la terrasse, il surprend des murmures, des chuchotements, ses parents sont dans le séjour, il entend « Nely et le Loupio à Biarritz ». À cet instant précis il sait que le moment est venu, il faut comprendre, trouver, il lui faut partir. Une fulgurance vitale il doit savoir. Lény a toujours vécu dans ce village du Périgord vert, d’où les habitants sont partis les uns après les autres, les plus jeunes pour des raisons financières et les plus âgés ont été les uns après les autres conduits au cimetière. Il en garde quelques images, celle de l’église sans particularité, une fontaine esseulée, deux places inutiles désormais. La plupart des volets sont fermés, non à cause de la chaleur mais par abandon. Lény habite une grande et vielle bâtisse du 17 siècle… les murs sont épais, solides, protecteurs ses parents adoptifs l’ont achetée et rénovée quelques mois avant son arrivée. Tout ce qu’il sait de cet endroit lui a été maintes fois répété par sa mère, depuis son handicap elle prend soin régulièrement de lui faire toucher les murs, les plantes, lui explique longuement avec détails tous les changements qui adviennent au fil des années. Ses souvenirs, les balades en sa compagnie lui ont permis de ne jamais oublier complètement les alentours et ses chemins favoris. Ces chemins qu’il parcourt sous le soleil, sous la pluie, sous la neige, dans la boue et dans le vent, qu’il parcourt comme un forcené pour oublier ou pour comprendre pour exister pour respirer. Ses souvenirs sont devenus des odeurs, celles des vielles pierres humides, des peupliers qui bordent le lavoir, des moissons quand vient la saison. Des odeurs et des sons, des chants d’oiseaux, le train au loin qui indique l’heure, les poules de Georges le voisin irascible. Leny retrouve ses paysages quotidiennement, s’en nourrit, s’en console, il déambule sans problème depuis des années la canne dans la main droite et le portable dans la main gauche. Il est chez lui c’est son village, son endroit, son repère. Aujourd’hui il ira un peu plus loin il ira au bout de ses forces pour alléger son esprit, pour trouver dans l’épuisement physique une réponse, des convictions, des décisions. Il fonctionne ainsi depuis tout petit. Il se perd dans cette nature, écoute, ressent, attend. Souvent quand il rentre son esprit est plus claire et ses pensées sans doute. Son esprit aujourd’hui est tout entier focaliser par ces mots surpris ce matin sur la terrasse. Biarritz ! ainsi cette femme c’est ainsi qu’il la nomme serait à Biarritz, elle y serait revenue pour chanter d’après ce qu’il a entendu… le Loupio tel est le nom dont parler ses parents ce matin. Le nom du cabaret. Il ira c’est décidé, il ira, il est temps de sortir de cette double histoire. Il ira, il va demander à Camille son amie de toujours d’organiser cela, il ira, le plus vite possible, avec ou sans Camille, c’est un impératif ! De retour chez lui il fait part de sa décision à ses parents qui échangent un regard complices leur ruse a fonctionnée il a entendu leurs chuchotements ! Il a dans sa tête toute la stratégie qui s’est installée comme une évidence au fil de ses pas ce matin. Joindre ce cabaret s’il existe encore. Élaborer une histoire qui lui permette de savoir si cette femme a chanté là-bas… cette femme ! Essayé à tout prix de contacter quelqu’un qui pourrait au moins témoigner de son existence. C’est auprès de Camille qu’il prend refuge lui dévoilant ses plans et ses espoirs. Après une courte recherche, Camille lui apprend que le cabaret le Loupio existe bien rue des écluses à Biarritz. Elle a le numéro de téléphone il est possible de les joindre à partir de 20h tous les soirs. Ce soir sera le soir se dit-il. C’est en tremblant qu’il demande le numéro sur son portable, il est 20h02 il ne peut attendre plus, il a répété toute l’après-midi les mots à dire, il a peaufiné sa demande. Une personne décroche, une voix féminine. - Bonsoir cabaret le Loupio que puis-je pour vous ? ». Partis les mots envolées les phrases… - Bonsoir, j’aurai besoin s’il vous plait de contacter une personne qui connaisse les artistes qui ont pu chanter dans votre cabaret depuis les années 2000. Je suis à la recherche de l’une d’entre elle et c’est assez urgent. - Ne quittez pas je vais voir. - Allo bonsoir, je suis Claude l’imprésario de cet établissement depuis quelques dizaines d’années vous recherchez quelqu’un parait-il. - Bonsoir merci oui dans le cadre de mes études je prépare un mémoire sur les artistes de l’ombre. Je suis à la recherche d’enregistrements d’une chanteuse qui doit ou devait se faire appeler Nely et qui a chanté dans votre établissement. - Je pense que j’en ai effectivement ce nom me parle, mais il serait mieux que vous veniez pour que nous voyions cela ensemble. Pouvez-vous venir ce week-end, je vous propose vendredi en début de soirée. - Merci je serai là vendredi merci encore. Camille l’a accompagné jusqu’au début de la ruelle, son GPS sera son guide jusqu’au cabaret le Loupio. Cette ruelle débouche sur l’océan il le sent, son odorat ressuscite un bleu qui s’est estompé au fil des années. Dans cette ruelle, des odeurs, des odeurs de tous côtés, des odeurs exotiques qui en se mélangeant invitent à des voyage lointains et sans danger. Les rues pavées le rappellent à l’ordre sans arrêt. À cent dix mètres à partir du premier croisement sur la droite une marche et une lourde porte cloutée. C’est là qu’il se rend. Une inspiration, essayer de déglutir, se composer un personnage sûre de lui presque indifférent ! En poussant la lourde porte il est saisi par l’odeur forte, lourde, pesante, un mélange d’alcools de parfums de tabac froid …Il ne sait pas trompé ! L’imprésario du lieu vient l’accueillir, se présente, oui c’est bien lui qui a répondu au téléphone l’autre jour oui ils ont bien rendez-vous aujourd’hui. Ils font ensemble le tour du cabaret lentement pas à pas, là, les canapés rouges et les trois fauteuils assortis, plus loin la piste de danse et ses trois marches au fond à droite la scène qui accueille régulièrement des artistes souvent inconnus. Le bar aux mille bouteilles, et cet endroit plus cosy trois tables rondes entourées de fauteuils. « Vous le repérerez c’est le seul endroit où il y a de la moquette », rajoute l’impresario. Son handicap ne sera plus, s’il s’installe dans cet endroit. Lény imagine les jeux de lumière en entendant le rythme de cette musique trop forte. Cette musique de consommation et d’oublis. C’est la première fois qu’il entre dans un tel endroit… Le repérage est fait il pourra demain soir revenir seul sans autre préoccupation que celle de sa quête. Ils s’installent dans les fauteuils rouges, Leny impressionné sans voix ne sait plus quels mots avancés. Heureusement Claude l’impresario qu’il a déjà eu au téléphone prend la parole le sauvant d’un mutisme maladif et maladroit. - Leny ? c’est cela Leny ? - Oui, bonjour et merci d’être venu. - Vous êtes à la recherche de Nely si j’ai bien tout compris. - Il parait mais je ne la connais pas. Il sourit en montrant sa canne et ses lunettes noires. Je sais juste qu’elle a longtemps chanté dans ce cabaret et qu’il existe un enregistrement. Peut -être en savez-vous plus. - Oui j’ai plusieurs enregistrements datant d’époques différentes. - Pourriez-vous m’en faire une copie, je veux juste entendre sa voix pour essayer de comprendre pourquoi elle est restée dans l’ombre. - On se voit ici demain vers 22h30, je vous en donnerai un ou deux. Vous me parlerez de votre travail sur les artistes de l’ombre cela m’intéresse. - Je serai là. Leny quitte le cabaret, joie et peur, impatience et colère l’habitent. Pendant qu’il se débattait avec cette vie compliquée, celle qui en était à l’origine chantait. Comment peut-on chanter en ayant quelque part un enfant en errance. Tout se mélange trop de questions Leny est sauvé par Camille qui l’attend là juste à la sortie du cabaret. Il repère son parfum et devine un sourire. Il raconte son entrevue, son rendez-vous, sa quête, ses espoirs qui semblent devenir réalistes. La journée du lendemain est interminable malgré tous les efforts de Camille pour le divertir l’occuper le rassurer. Il est fiévreux, nerveux, impatient et incapable de gérer toutes ces émotions qui s’invitent, s’imposent lui qui se croyait fort serein et capable de maitriser ! La même ruelle, la même porte, les mêmes odeurs ? Il entre du bout de sa canne refait le chemin expliqué la veille. Le même fauteuil, la même appréhension. - Bonsoir Leny vous êtes ponctuel ! - Le moment est important comment ne le serai -je pas - Je ne vous ai pas apporté d’enregistrements nous irons les chercher à la caisse du cabaret en partant. Leny ne dit rien mais un énorme sentiment de trahison lui donne envie de pleurer, une déception de plus comment a-t-il pu se fier à cet homme qu’il connaît à peine. - Mais… - Doucement Leny je vous ai promis un enregistrement vous l’aurez ne vous inquiétez pas, je vous laisse un moment j’ai une artiste à rencontrer. Attendez-moi, je reviens. » À peine Claude l’imprésario est-il parti qu’une personne s’approche de sa table vêtue d’une longue robe noire moirée, longiligne et élégante elle semble caresser le sol. Autour du cou un collier de perles noires aimante toutes les lumières du cabaret. Elle tire un fauteuil vers elle doucement, délicatement. - Bonsoir je peux m’asseoir ? Une odeur, un murmure de présence et cette voix, Leny déconcerté ne peut qu’acquiescer. - Je vous en prie - Vous buvez quelque chose je vous l’offre, je vais commander ? - Comme vous alors merci. - Je chante ici, Claude, mon impresario m’a dit que vous auriez quelques questions à me poser. J’avoue qu’il ne m’a rien dit de plus que c’est une énigme. - Je ne sais pas si c’est vous que je désire rencontrer, la personne que je cherche a chanté ici c’est certain. Elle doit se prénommer Nely si elle n’a pas changé de pseudo. Mais pardon je me présente : Leny. Nely, se recroqueville sur sa chaise, toute son élégance s’effondre, elle devient bloquée de stupeur et de souffrance, elle devient amas de honte et de peine. Elle voudrait disparaître encore une fois, elle en vient à penser qu’heureusement que ce jeune homme est aveugle. Tout ce qu’elle a pu ériger au fil des années pour tenir, tout ce qu’elle a composé s’écroule à cet instant précis. Elle hésite entre fuir encore une fois ou affronter, assumer, avouer. « Alors, vous voulez me rencontrer », dit-elle dans un murmure. Le choc est violent Leny n’a pas le temps de se composer un visage, une attitude, une réponse il est anéanti par une vérité qui lui est assénée là dans un cabaret. Il en avait écrit pourtant dans sa tête des histoires de rencontres, des excuses, des scénarios de retrouvailles, des instants de bonheurs et de pleurs. Il est là en face d’une femme qui dit être sa mère parce qu’il a posé la question. Un sentiment d’injustice, de colère comme celui qu’il avait éprouvé quand la vérité lui avait était annoncée. Il a six ans et refait le chemin et revit cette béance. Un choc, une fin de quête, une réalité qui s’impose, elle est là devant lui. Des larmes enfin les premières larmes depuis sa cécité, des larmes indéfinissables, bonheur ou tristesse, rancune ou colère, joie ou soulagement il ne le sait mais des larmes. Ne rien montrer se dit-il. - Alors c’est vous. - Tu peux me tutoyer je vais t’expliquer. - Alors c’est bien vous ! Tout en réalisant cela Leny perdu dans ses réactions, submergé, ne sait pas, ne sait plus … Au-delà des larmes une forme semble se dessiner, une forme sombre floue qui se dévoile par instant, une forme qui alterne entre illusion et réalité. Puis un visage dans lequel il reconnait son propre regard, celui d’avant, un collier noir, des lèvres maquillée. Ce qu’il voit maintenant ne peut pas s’inventer son cœur en est certain c’est elle. - Je ne veux pas d’explication, un tel geste ne s’explique pas, je voulais juste vérifier, je voulais entendre votre voix pour y trouver une réponse. Ma vue s’est retirée de mes yeux le jour où j’ai appris mon adoption et donc mon abandon, Savez-vous ce que cela signifie de ne pas exister dans les yeux d’une mère ? Savez-vous la souffrance, la douleur, les moqueries savez-vous la canne blanche, l’hôpital ! Non vous chantiez. - Pardon - Je ne veux pas de pardon ou de regret j’ai trouvé ce que je cherchais et surtout je sais maintenant que ma vue est légitime que je ne dois pas me priver de cela, mon abandon m’a fermé les yeux, le comprendre aujourd’hui m’ouvre d’autres horizons. Vous m’avez emmuré dans le noir d’un monde sans amour de votre part. Vous m’en délivrez aujourd’hui je n’en veux pas plus. Ce soir c’est moi qui vous laisse, nous n’avons madame aucun lien malgré vos lettres épelées et mélangées. Leny se lève prend sa canne par habitude et se dirige vers la sortie. Il ne prendra pas les enregistrements, il n’appellera pas Camille pour qu’elle vienne le chercher, il lui fera la surprise. Comment est-elle Camille ? Est-elle aussi jolie que sa voix ?
Laurence
A la recherche d’un monde perdu Fort Landerdale, Floride, 1999. Henry L. se prépare pour un pèlerinage familial important pour les quatre-vingts ans de son père ; ils partent en Pologne dans la ville où ses parents ont vécu jusqu’à l’invasion allemande. Kalisz est probablement la plus vieille ville de Pologne, elle serait mentionnée par les Romains au IIème siècle avant JC. Elle n’a pas été touchée par les bombardements allemands, elle fut très vite occupée puis annexée par le Reich car elle se situe non loin de la frontière allemande. La population, qui était en grande partie juive, fut exterminée et expulsée de Kalisz. C’est là que l’histoire de la famille L. prend un tournant tragique. Au commencement de la guerre, le père et la mère de Henry, Léon et Junia, sont très jeunes et ne sont pas encore mariés. Ils s’enfuient vers la seule destination qui s’offrait à eux : la Russie. Ils s’enfoncèrent loin dans le pays jusqu’à Petrovsk située au bord du lac Baïkal. C’est au fin fond de la Sibérie, en 1944 dans un camp de réfugiés, que le petit Henry a vu le jour. Dans les années 1920-1940, le grand-père de Henry était l’heureux propriétaire du théâtre juif de Kalisz où se produisaient bon nombre de comédiennes et comédiens célèbres. La famille L. faisait partie de la bourgeoisie Polonaise et vivait dans un bel appartement d’un immeuble cossu du centre-ville. La vie y était douce, ce milieu d’intellectuels n’aurait jamais pu imaginer ce qui allait arriver. En 1945, Léon et Junia, mariés, leurs deux très jeunes enfants sous les bras, décidèrent de faire l’exode en sens inverse, direction Kalisz afin de retrouver leur vie d’avant. La ville avait tenu debout mais était devenue une ville fantôme dépourvue de ses habitants. Les L. n’y trouvèrent que le néant : ni famille, ni amis, plus âme qui vive, tout l’ancien monde avait disparu à jamais dans les ténèbres. La Pologne d’après-guerre était très embarrassée de tous ces juifs errants. Ils prirent alors la décision de partir pour toujours de ce pays, laissant leur passé derrière eux. Ils décidèrent de s’embarquer dans une épopée de plusieurs mois à pied à travers l’Europe, puis en train et s’arrêtèrent à Paris. Ils posèrent donc leurs maigres bagages en France, terre d’asile, où ils vécurent pendant dix ans avant de partir définitivement pour vivre le rêve américain. En 1999 la famille L. décide de revenir en Pologne. Et voici trois générations d’une famille américaine en vol long-courrier en partance pour Varsovie : Léon et Junia, Henry et Elvira leurs enfants, ainsi que Silva la fille de Elvira. À leur arrivée, les L. prennent un guide qui leur fait visiter Varsovie. Ils sentent qu’ils ne sont pas les bienvenus en Pologne, la réticence des habitants à leur donner quelque information que ce soit en rapport avec la seconde guerre mondiale est palpable. Ils visitent la seule synagogue encore épargnée, entourée de barbelés pour des raisons de sécurité. Ils trouvent la liste des déportés de la ville et apprennent que la mère de Léon, grand-mère de Henry, est morte dans le ghetto de Varsovie et a été enterrée dans une fosse commune du plus grand cimetière juif local. Les trois générations de L. se rendent au cimetière. Ils allument et posent une bougie puis Léon récite le Kaddish, la prière aux morts, afin que sa mère repose enfin en paix. Après deux jours passés à Varsovie, le guide les conduit jusqu’à Kalisz à deux cents kilomètres de la capitale. La ville n’a pas changé, l’architecture est la même, seule la destination des monuments est différente. Cinquante-cinq ans se sont écoulés ; quel mélange de sentiments contradictoires, quelles émotions doivent-ils ressentir ? nostalgie ? désespoir ? colère ? Comme à Varsovie, ils ne sont pas les bienvenus, pire, il ne reste plus rien des cent ans de culture juive, la synagogue est devenue une église, le cimetière juif a été vandalisé, tout est cassé, tout n’est que ruine. La ville est certes restée exactement la même mais seulement en apparence, en vérité son âme a changé, elle n’existe plus dans les yeux des L. Néanmoins, après si longtemps Léon et Junia ne parviennent pas à s’orienter vers leur quartier car les noms des rues ont changé. Ils vont à la mairie et tombent enfin sur des personnes d’une grande humanité qui leur donnent accès au plan cadastral. Ils retrouvent l’immeuble intact, le seul endroit qui soit resté figé dans le temps et leur mémoire. Ils sont devant l’immeuble où Léon avait vécu. Il le reconnait immédiatement, la façade est restée inchangée. Les parents décident d’y monter seuls. Ils sonnent à l’appartement et une vieille femme leur ouvre la porte. Léon lui explique que cet appartement a longtemps appartenu à sa famille. La vieille femme leur permet de rentrer. Quel choc de voir que tout est resté en l’état, tout, même les meubles : le beau vaisselier, la haute armoire en bois massif, tout y est, mais alors si rien n’a changé... En 1939, la peur avait envahi l’Europe comme une lente gangrène qui commençait à accélérer son irrémédiable travail de pourriture ; les jours heureux étaient révolus. Les troupes allemandes étaient dans la ville, leurs exactions obligèrent la famille à prendre la seule décision qui s’imposait : fuir. Le père de Léon réunit sa famille et leur montra où il avait décidé de cacher de l’argent, les bijoux de famille ainsi que le fameux violon qui lui avait été transmis par son père. Il monta sur un escabeau et ouvrit une trappe invisible à l’œil nu qu’il avait confectionnée dans le mur en pierre au-dessus de la cheminée, pensant qu’ils pourraient survivre quelques temps une fois la guerre terminée en vendant les seuls biens matériels qui leur resteraient probablement. Il reboucha alors la cachette sans se douter qu’elle renfermerait pour très longtemps le trésor familial et qu’il ne jouerait plus jamais de son violon. ...si rien n’a changé dans cet appartement, alors le trésor est en toute probabilité toujours enfoui au-dessus de la cheminée ! Au-delà de sa valeur pécuniaire, c’est une valeur sentimentale inestimable qu’ils aimeraient maintenant récupérer. Le seul moyen de le reprendre est de racheter le logement, même si racheter est un terme biaisé puisque les L. ne l’ont jamais vendu. Après de vaines tractations, le propriétaire refuse de leur vendre l’appartement car la vieille dame veut y finir ses jours. A l’évidence ils n’ont pas pu expliquer au propriétaire pourquoi ils tiennent tant à racheter ce bien. Les L. repartent aux Etats-Unis le cœur gros. Ce pèlerinage leur aura laissé un goût amer même si pour Léon il fut nécessaire pour boucler la boucle. Un voyage transgénérationnel pour ne jamais oublier. Léon décède en 2003 sans avoir récupéré le trésor familial. Les années passent et en 2024, Henry séjourne à Paris auprès de son plus vieil ami. Un autre Henri né dans le même camp de réfugié en Russie, immigré à Paris après la guerre et que la France a adopté pour toujours. Ils se remémorent leur prime jeunesse passée ensemble à Belleville puis Henry raconte son voyage en Pologne. La famille de Henri le presse de questions, passionnée par son récit. De retour chez lui en Floride, Henry a quatre-vingts ans, le même âge que son père Léon lors de leur voyage en Pologne. Son séjour à Paris l’a replongé dans ses souvenirs. La vieille femme doit être morte depuis longtemps. Pour lui le temps est peut-être venu de récupérer le trésor.
Véronique