A la lecture de cette lettre que j’écris à une petite fille de trois ans, c’est une partie de mon enfance qui tient dans ces quelques lignes. Lettre à cette petite fille de 3 ans : « Tu sais, ton grand-père t’offre un des plus beaux cadeaux qu’il te soit donné de recevoir dans la vie : l’amour inconditionnel, celui qui perdure malgré les épreuves, le temps qui passe. À 55 ans, une partie de lui-même est restée derrière lui. Dans le futur il aura peur de perdre ce qu’il lui reste mais il gardera toujours intacte cette capacité à aimer très fort et à le montrer. Ça te rendra forte dans les épreuves de la vie et tu apprendras que l’amour ne meurt jamais, non jamais. Tu garderas aussi en toi cette capacité à t’émerveiller de la beauté sous toutes ses formes : un paysage, un tableau, une musique … tu as de la chance, ton père aussi te transmettra cette capacité d’enchantement. Avance dans la vie avec ce don et transmets-le à la fille que tu mettras au monde, ta petite merveille. » J’étais cette enfant. Pour mon grand-père, mon papi, j’étais sa première petite fille et j’allais le rester quelques années. Ma mère était la seule de la fratrie à ne plus vivre dans le petit appartement du 10ème arrondissement. Mes jeunes parents partaient parfois en escapade amoureuse et me laissaient dans la famille rue de Rocroy. C’était loin d’être une punition pour moi ! J’adorais me réveiller le dimanche matin quand la petite famille était au complet. Je prenais mon petit déjeuner avec mon oncle, mes deux tantes et mes grands-parents. Par jour de beau temps, mon grand-père prenait ma petite main et m’embarquait à pied jusqu’au point culminent de Paris pendant que ma grand-mère préparait le déjeuner dominical. Comme j’étais fière de me promener avec mon papi ! Je devais avoir trois ans, en pleine décennie disco. Ma mère m’habillait de petites robes courtes et fleuries. Mon grand-père, styliste, mélangeait les genres : il pouvait combiner un pantalon « patte d’eph. » avec une chemise bien boutonnée jusqu’en haut. Son éternelle moustache grise en disait long sur son propriétaire, c’était son accessoire de charme. Nous voilà partis ! nous croisions la rue de Dunkerque, parcourions le boulevard Magenta jusqu’à Barbès-Rochechouart. Après un quart d’heure de marche nous arrivions au pied de la Butte Montmartre. Je trépignais en attendant que le funiculaire ait fait sa rotation. Puis nous montions dedans, c’était mieux qu’un tour de manège, il grimpait la pente raide en une minute trente et nous propulsait tout en haut, sur le toit de Paris. La vue était à couper le souffle ! Au loin, les toits formaient un patchwork de nuances beiges et grises. La Seine serpentait à travers la ville, ajoutant une touche de fluidité au tableau. Plus près, les jardins, les ruelles pavées ainsi que les terrasses animées de cafés et de peintres ajoutaient une touche « so frenchy » au panorama ; les parisiens eux-mêmes ne pouvaient s’empêcher de jouer les touristes devant un tel décor. Mon grand-père s’improvisait guide touristique : « - Tu vois, pointait-il du doigt, la grande tour pointue c’est la Tour Eiffel, je t’y emmènerai un jour. - Et ça c’est quoi ? - Ça c’est Notre Dame de Paris et tu vois le grand bâtiment là-bas ? c’est le Louvre, le plus grand musée du monde ! » J’ouvrais de grands yeux, consciente malgré mon très jeune âge de vivre un privilège. Je contemplais la beauté intemporelle de notre architecture nationale. Mon grand-père regardait sa montre, le temps filait, il ne fallait pas être en retard pour le déjeuner. Il me tendait le sac de pain rassis : « Tu prends une petite poignée de pain et tu la jettes par terre devant nous ! » Je jetais donc les morceaux en pluie et une nuée de pigeons descendait en rafale, leurs ailes battaient l’air au point que je pouvais les ressentir sur mon visage. Leurs mouvements semblaient désordonnés mais en fait ils étaient très coordonnés, comme une danse frénétique où chacun tentait de s’accaparer un morceau de pain. À cette époque, il n’était pas interdit de les nourrir, ce n’était pas encore un fléau urbain. J’éclatais de rire face à ce spectacle. Mon grand-père était heureux de vivre ces moments précieux avec sa petite-fille, il était beau, c’était MON papi. Je sentais intensément son amour, j’étais chanceuse, je le savais. Il se tenait droit, il avait bravé le danger tant de fois, avait connu le désespoir plus qu’un seul homme ne pouvait le supporter, mais l’amour des siens était intact, ça, rien ni personne n’avait réussi à lui enlever. Des années plus tard, lors d’une « cousinade » entre les neuf petits-enfants devenus adultes, je relatai ces escapades en tête-à-tête. J’eus la grande surprise alors d’apprendre que j’étais la seule à avoir vécu ces moments privilégiés avec lui. Le monde extérieur s’était petit à petit refermé, devenant de plus en plus hostile. À la retraite il ne sortait plus que très rarement, et jamais pour se promener. Mon frère, ma sœur et mes cousins ne l’ont connu pour ainsi dire que chez lui ou à de rares occasions chez eux pour des événements tels que des anniversaires. En revanche, il leur a donné le même amour, son cœur avait de la place pour tout le monde. Mon grand-père, Paris et moi, c’est ma Madeleine de Proust, rien qu’à moi. Lui aussi avait sa Madeleine, c’était sa femme, ma mamie Mado, avec qui il aura tout vécu, le meilleur comme le pire, jusqu’au bout. Elle aussi avait un cœur énorme avec de la place pour tout le monde, leur union avait tout d’une évidence.
Véronique
Le modeste pas-de-porte de Suzanne et René ouvre sur la grande rue près de la place de l’église du petit village de Touraine. L’odeur suave du bois se mêle aux effluves acres du détergeant utilisé pour nettoyer le carrelage rouge et blanc du « Le soleil levant ». Le miroir du petit café reflète les bouteilles entamées qui attendent d’être vidées et remplacées et les chaises juchées sur les tables dominent le zinc plein de traces impossibles à effacer tant les clients ont raclé leur verre dans l’empressement de les vider. Dans le coin, près de la fenêtre, un petit tas de buches de bois tendre, des outils sur un établi, un tablier de cuir jeté sur le tabouret. 9 Avril 1936, Ce sont les élections législatives et dès la sortie de la messe de dix heures, les hommes viennent parler politique dans le seul café de Monnaie. Comme tous les matins de la semaine, après avoir bu son café au percolateur du bar, René allume la radio et s’installe dans son atelier. Suzanne est partie avec leur fille à la messe de huit heures. Dès son retour, il faudra ouvrir le café. René noue son tablier de cuir sur sa grande blouse noire, s’assoit et commence à travailler. Depuis dix ans, il creuse avec application et sérieux cet objet indispensable pour qui veut avancer. Ses sabots sont un peu à son image, sans fantaisie, ils se doivent d’être légers, solides et confortables. René est un taiseux, il a des convictions et aime les tenir secrètes. Il est libre penseur et ne met jamais les pieds dans une église. Et ce matin, il espère fortement la victoire du Front Populaire. Ses mains plongées dans le bois du sabot et sa tête attentive aux nouvelles données par la radio grésillant, il sursaute. La porte du café s’ouvre bruyamment sur l’entrée de Suzanne et de la petite. « Monte de suite enlever ta robe du dimanche et redescends vite pour m’aider. N’oublie-pas de mettre une blouse. » La gamine s’approche de son père. « Bonjour ma princesse. » René éteint la radio et attrape sa fille pour l’asseoir sur ses genoux et l’embrasser. Le bruit de la rue couvre les premiers mots de Suzanne qui s’avance vers son mari pour être entendue. « -Le prêtre a fait un excellent sermon ce matin. Il a osé dire ses craintes et a affirmé son désir de nous mettre en garde dans des choix difficiles. -Pas besoin d’y être pour savoir ce qu’il a dit. » René lève la tête pour regarder sa femme et dépose l’enfant au milieu des copeaux qui jonchent le sol. Et comme pour remplacer les mots qu’il veut garder en lui, il est pris d’une forte quinte de toux qui résonne dans le café encore désert. Suzanne, les mains sur les hanches, ne veut voir ni le teint blafard, ni les spasmes qui agitent son mari. Elle noue son tablier serré autour de sa taille et se faufile derrière son comptoir. « Il nous a mis en garde sur le peu de foi de tous ces communistes qui veulent diriger le pays. J’ose espérer qu’il ne parlait pas de toi », ajoute-t-elle d’une voix presque inaudible. La cloche de l’église sonne la sortie de la messe de dix heures. Quelques hommes entrent dans le café en parlant haut et fort. Un voisin s’approche de René en levant son verre. « Santé à nous et à Monnaie qui a bien voté ». Suzanne sourit légèrement à l’évocation du nom du village où René et elle se sont installés au début de leur mariage. Le mouvement de son cœur est en diapason avec l’équilibre monétaire de la France, ils sont fragiles et prêts à se rompre. « A ta santé Paul », répond René en reprenant son travail sans plus se préoccuper des conversations qui fusent au gré des entrées et des sorties des hommes endimanchés. Sa moustache soignée couvre légèrement ses lèvres. Nul ne peut percevoir ou deviner le moindre sourire chez cet homme penché sur une pièce de bouleau ou d’aulne, René choisit parfois un bois fruitier, pommier, poirier ou cerisier. Les crissements de l’herminette et du racloir couvrent mal les rires et les cris des clients accoudés au comptoir quand Suzanne leur sert les ballons de rouge ou de blanc. 19 septembre 1936, Après le départ de son dernier client, Suzanne, accrochée à son balai pour ne pas s’écrouler, se sent au bord du gouffre. Le silence et le calme du café contrastent avec la tempête qui gronde et s’agite en elle. Pourquoi cette fichue réalité est-elle venue mordre un avenir qu’elle espérait simple et rassurant ? Son regard fatigué et triste se dirige vers le coin de l’atelier assombri par les volets fermés. Ce matin, le corbillard tiré par un cheval a emmené René vers sa dernière demeure. Elle soupire, demain elle fermera son café définitivement. Tout le temps de la longue maladie de René, elle a cherché une autre réponse à sa vie mais ce soir, elle sait. Une femme jeune, veuve et pauvre ne peut élever seule son enfant. 7 Mai 1960, lettre à Suzanne. « Chère grand-mère, Aujourd’hui, ma mère et moi te rencontrons par hasard chez des cousins. Tu as l’air très heureuse de me connaitre. Du haut de mes dix ans, cet « avoir l’air » m’embarrasse. Le peu d’histoire que m’a raconté ma mère, ta fille, est un filtre si serré que ta gentillesse d’aujourd’hui ne peut m’atteindre. Comment me laisser aller à t’aimer sans trahir l’amour que je porte à ma mère ? J’ai dix ans et je ne prends en compte que les faits. En 1936, tu as abandonné ta fille de six ans dans un orphelinat à Amboise. Quels mots, moi ta petite-fille, aimerais-je entendre pour combler ce trou que tu as creusé. Chez nos cousins, tu es avec ta deuxième famille, rien ne se dit, tout le monde fait semblant. Au milieu de leur salon, ma mère reste ce brouillon que tu n’as pas hésité à déchirer, à jeter et à oublier. Crotte de bique, je suis en colère et je te déteste. Ta petite-fille qui ne veut pas t’aimer. » Suzanne n’a jamais reçu cette lettre. La vie offre un bouquet de gâchis, de désordre, de pagaille et aucune déchirure ne peut se réparer, se repriser sans les mots. 6 Octobre 2024, Qu’aurait pu dire Suzanne ce jour-là, pour apaiser la tristesse qui, malgré toutes ses années, continue à noircir le cœur de sa fille, ma mère ?
Annick
Tout pourrait commencer comme ça : et au milieu coule une rivière. Cette rivière, c’est le Thouet. Elle s’allonge le long des prés en contre-bas de notre jardin. Jadis, elle alimentait le moulin qui aujourd’hui est devenu muet, figé dans le temps comme ce petit village du Poitou, le bien nommé Chillou. De vieux murets, entourent les jardins potager, l’odeur âcre du fumier, vous pique le nez. J’aime cette odeur de campagne profonde, moins qui n’ai que quatorze ans et qui découvre le monde rural et la vie avec Francine. Ce changement de vie, de famille, je l’ai choisi. Du plus lointain que je me souvienne, j’ai aimé me transformer. Cela m’a pris une après-midi de 1978 après avoir découvert un tailleur dans une armoire de la maison. Ma maison au bord du Thouet dans cette campagne Deux Sévrienne. Le Jardin explosait de couleurs, beaucoup de rouge comme ce tailleur. L’air léger faisait danser les feuilles des peupliers. Plus bas, derrière moi un troupeau de parthenaises transformait le pré en un damier noir et blanc. Ma mère Zouzou est derrière l’objectif et Francine est le metteur en scène. Mais d’où me vient ce besoin profond de vouloir être autre chose que moi. Je me pose souvent cette question. L’instant se fige par le « clic » de l’appareil photo mais la photo continue à s’exprimer bien au-delà des années. Je suis encore dans mes pensées existentielles lorsque Francine me ramène à la réalité. « Bon, tu te réveilles, lève la tête, écarte le bras, bouge, toi… » Zouzou intervient en lui, demandant d’être moins agressive. « - Francine soit plus douce, moins directive, bon sens !… - Oui, mais elle veut toujours se montrer la plus grande, être devant, et d’abord, tu n’es même pas sa mère. - Ça suffit, tu ne penses pas ce que tu dis. » Je prends ses mots en pleine figure comme un violent coup de poing. Est-ce que je rends le coup ? Je savais qu’un jour cela arriverait. « Désolée, je suis désolée, mais tu m’as tellement énervé. » Je reprends la pose et la photo est enfin dans la boîte mais ce moment de vérité, lui, est dans ma boite crânienne. D’où viens-tu ? Mais pourquoi cette phrase te parle-t-elle ? Quelle est cette personne qui s’accroche à toi ? Est-ce ton reflet dans le miroir ou est-ce ton imagination qui te joue des tours ? Il y en a tant d’autres comme toi, tu n’es pas unique. Je sais que tu es fracturée, mais tu as franchi des murs, tu as créé ta bulle de survie dans laquelle tu as découvert que le berceau n’était pas si étroit, et qu’un monde nouveau pouvait naître. Ose être toi, lui ou moi. J’ai donc choisi de vivre ailleurs. L’adolescente que j’étais a choisi de vivre avec son père. Francine est ma petite sœur, sans demi, tout entière. Nous avons fait connaissance lorsque j’avais cinq ans et sa mère est devenue ma mère. Les sentiments qui coule dans nos veines sont bien plus puissants que le mélange sanguin qui fait battre nos cœurs. Il n’y a pas de demi-mesure, de demi-mot, mais des sœurs à part entière.
Carole