La représentation terminée, ils retournèrent à l'hôtel, puis au lit, pour la dix-septième fois en trois semaines. Il l'avait choisie, elle, parce qu'étant en tournée avec lui, il l'avait à portée de la main ; et aussi parce que, étant mariée, elle avait déjà rogné les ailes à un mâle et ne pouvait donc exiger de lui davantage que ce qu'il était disposé à donner. Pourquoi elle l'avait choisi, lui, il n'en savait rien et n'en avait cure. Le soleil d'ouest filtre à travers les persiennes, ses rayons zèbrent le plancher de bois blond, malgré l'heure tardive. Un orage gronde au loin dans la torpeur estivale, apportant des effluves d'embrun. Allongés sur le lit, les corps si justement liés, ils reprennent leur souffle sans un mot. Les dialogues, ils les laissent aux répétitions et représentations. Seul le rythme des vagues qui s’écrasent sur les rochers, en contrebas, rythme le silence. Lui, jubile intérieurement de l'avoir d'un seul regard, sans explication, capturée dès le premier jour. Victorieux que cette magnifique jeune femme lui porte allégeance depuis le début de la tournée. Surpris de ne pas être lassé après trois semaines. Il la souhaitait, attiré par sa beauté discrète et désarmante, s’humiliant presque à la valoriser exagérément auprès de l’équipe alors qu’il ne connaissait que son professionnalisme, il n’avait signé qu’à cette condition. Sa présence lui était devenue très rapidement indispensable après chaque représentation, un prolongement de l’intimité de la scène, conscient qu’elle était la seule personne à le maintenir au bord du gouffre, à panser ses anciennes morsures, il ne pouvait s’expliquer pourquoi mais sentait cette nécessité s’accroître, une dépendance s’installait, dangereuse, tout ce qu’il combattait jusqu’à présent, Elle respire calmement, apaisée, puis lui revient ce premier rendez-vous, sa surprise d’être retenue par lui, alors qu’elle l’avait tant espéré, n’y croyant plus, sa présentation à l’équipe déjà constituée, mais surtout cette sensation incontrôlable ressentie, ce paradoxe entre attirance et crainte, était-ce le passé qui ressurgissait si violemment ? Ses premières impressions la figent encore d’appréhension. Elle le revoit lors du casting, Il semblait ne pas tenir compte de l’univers qui l’entourait, détaché des personnes et des objets, tout en lui respirait la distance, malgré tout il se dégageait de cette belle gueule une séduction qui n’était pas seulement due à ce que nous savions de lui mais à son physique même, à ce que ce physique exprimait : le charisme et le respect accentués par une stature imposante et sécurisante, un corps musclé entretenu par une activité sportive régulière, mais aussi, plus subtilement, une attirance retenue, était-ce la combinaison de son intonation et de sa gestuelle mesurées, étudiées ou l’expression d’une sensibilité refoulée ? De son visage mat aux traits réguliers jaillissaient deux émeraudes, éclatantes et froides, atténuées par de fines étoiles sur leur pourtour extérieur et des lèvres pleines, Il plaisait au premier contact, Mais alors pourquoi ne lui connaissait-on ni femme ni amie à la cinquantaine passée ? La sonnerie de son téléphone interrompe leurs pensées respectives, d’un accord tacite ils se rhabillent et se séparent en silence. Elle se dirige vers sa chambre pour une nuit solitaire. Dès son réveil, le lendemain, elle descend nager dans la crique, en contrebas, qu’elle avait rejointe par la trentaine de marches en vieilles pierres, avant l’effervescence touristique. De retour dans sa chambre rafraîchie par sa baignade et une douche, installée sur son balcon, elle entame son petit déjeuner avec gourmandise, la viennoiserie fond dans sa bouche, le jus de fruits juste pressé explose d’arômes exotiques, la brise matinale souffle dans ses cheveux. Elle savoure cette parenthèse, prémices d’une magnifique journée, et déguste son thé parfumé aux agrumes en admirant le scintillement du soleil sur cette palette bleue qui s’offre à ses yeux. C’est jour de relâche aujourd’hui, elle hésite entre rester à l’hôtel et profiter de l’environnement calme et magnifique, à l’écart des vacanciers, pour nager et lire à l’ombre des palmiers ou visiter le village de son enfance qu’elle n’a pas revu depuis si longtemps. Quand un plongeon interrompe ses pensées, elle le reconnaît aussitôt, son crawl est toujours aussi sportif, le rythme est aisé dans une synchronisation parfaite. Elle se laisse happer une fois encore, comme cet été-là, il y a quinze ans, alors qu’elle était une jeune adolescente pleine de vie, heureuse de partager ses vacances, sur cette même côte méditerranéenne, avec ses frères ses parents, leurs amis et leurs enfants, Cette tribu qui se reconstituée chaque été depuis huit ans dans la joie et l’insouciance d’un été interminable, Ils étaient tous si proches si gais si liés qu’elle croyait au bonheur éternel, Que c’était ça la vie, Elle n’avait rien vu venir quand le drame surgit la propulsant dans le monde réel des adultes, sale et mensonger, la laissant brisée pour de longues années, Chassant ses pensées importunes, elle termine son thé et décide de s’octroyer cette ballade, Elle rassemble sa serviette de plage, son livre, sa crème solaire dans son grand cabas, Met son chapeau, ses lunettes de soleil et chausse ses sandales. Sa robe en lin blanc virevolte autour d’elle, Elle quitte sa chambre et rejoint l’arrêt de bus devant l’hôtel. Une fois arrivée dans le village elle choisira, assise à l’ombre des platanes de la place centrale, en buvant son café, le lieu qui l’apaisera pour la journée, surtout s’éloigner de lui aujourd’hui, Ne plus subir sa domination. Une fois de plus dans ses pensées elle a relâché sa vigilance et se laisse surprendre, « Bonjour Mademoiselle Adèle. » Elle se fige un instant avant de se retourner en colère contre elle de ne pas avoir été assez rapide, Pourquoi m’interpeller avec le prénom de mon personnage se dit-elle. « Bonjour Marc. » Les mots se bloquent dans sa gorge. « - Je suis très content de te trouver, hier soir nous n’avons pas parlé de cette journée de repos, je voulais te proposer la visite de Calval une pause déjeuner dans une paillote puis profiter de sa crique et ses eaux cristallines, j’ai même pensé à louer un bateau pour nous deux, je voudrais très sincèrement partager ce lieu avec toi. - Avec moi ? Tu veux être avec moi toute la journée ? - Oui je veux mieux te connaître et te faire découvrir cet endroit magnifique qui m’est précieux, j’y ai vécu de merveilleux moments, et j’aime y retourner dès que je le peux, toujours seul, Mais aujourd’hui je veux le partager avec toi car tu comptes beaucoup pour moi, tu m’attends je reviens avec mon sac et mes clés de voiture. » Ébahie, elle le regarde, jamais il ne lui avait parlé aussi longtemps et ses paroles si personnelles la troublent, confiant il retourne à sa chambre. Le bus arrive à cet instant, elle s’y engouffre pour échapper à son emprise. Elle rentre le soir tard pour l’éviter. Il n’osera rien dire le lendemain matin à la répétition devant l’équipe. Consciente que cet évitement ne peut durer, inquiète de sa réaction, elle ne peut trouver le sommeil, et descend à la plage sous ce soleil couchant. De nombreux promeneurs marchent dans la tiédeur de la soirée. Les conversations sont discrètes et rythmées par les clapotis de la mer. Quelques éclats de rire sporadiques parviennent des restaurants lointains. Demain se joue la finale, elle s’éclipsera après la soirée de clôture pour ne pas avoir à l’affronter seule. Elle remonte rapidement vers sa chambre pour lui écrire ces mots enfouis depuis tant d’années. Dans l’obscurité du couloir elle n’a pas aperçu l’ombre qui la guettait. C’est l’odeur de ce parfum qui la met aussitôt en alerte. Trop tard ! Il s’impose devant elle. « Que m’as-tu fait ? Je t’ai cherchée toute la journée. Tu devais m’attendre. Pourquoi as-tu disparu ? Où étais-tu ? Imagines-tu mon inquiétude ? Ma peur ? Pourquoi t’es-tu enfuie ? » Les mots la percutent la déstabilisent. Elle ne l’a jamais vu dans cette état, il était toujours souriant, posé même le jour fatidique. Furieux il ne se contient plus et laisse exploser sa colère, ses sentiments. « Dis-moi, parle-moi, explique-moi, je tenais tant à cette journée, tu n’as pas compris ? Je tiens tant à toi, ta présence m’est vitale, ne t’éloigne jamais plus de moi, je ne veux plus. » Interrompu par un couple sortant de leur chambre devant eux, ses derniers mots s’évanouissent dans sa bouche, elle profite prestement de cette pause pour rentrer dans sa chambre, et s’écroule derrière la porte, les mots, les images se bousculent dans sa tête, tout se confond : les paroles qu’il continue à lui proférer derrière la porte, les images qu’elle conserve de la journée du drame. Repliée sur elle-même, la tête au creux de ses bras, les larmes noient ses yeux inondent ses joues, elle redevient la jeune adolescente apeurée, perdue, brisée par la violence des adultes, dans l’incapacité de bouger elle s’endort après plusieurs heures de lutte contre ses démons. Aux premiers rayons de soleil matinal elle se réveille ankylosée, rejoint la plage pour un dernier bain. Elle étire ses membres, libère ses tensions dans cette étendue turquoise. L’eau dissipe la noirceur de la nuit. La nage l’apaise. La mer est son refuge, tels les bras de sa mère quand elle était enfant. Dans ce cocon enveloppant elle se retrouve, se renforce, l’énergie que lui transmet cet élément s’infiltre par chaque pose de sa peau, circule dans tout son organisme et vitalise son esprit. Sereine, elle est prête pour cette dernière représentation, elle consacre une partie de la journée à terminer ses bagages et écrire la lettre qu’elle lui laissera en guise d’adieu. La finale est un triomphe, plus détendue que pour les dix-sept précédentes représentions elle rayonne. Lui, n’a jamais autant donné que ce soir, déployant toutes ses qualités de comédien. La jouait-il ou la vivait-il ? Rien n’était plus authentique ni l’équipe ni le public ne s’y méprenait. Il assurait sa réputation et bien au-delà pour les années à venir. La soirée se déroula dans une convivialité et une chaleur oppressante pour elle, Elle prenait sur elle pour paraître détendue et heureuse, jonglait avec les uns et les autres pour l’éviter. À plusieurs reprises elle crût ne pas lui échapper mais fût miraculeusement dégagée de sa présence par des admiratrices. Elle put s’éclipser à l’heure prévue. Elle rejoignit rapidement le taxi qui patientait après avoir laissé sa lettre sur le lit de cette chambre qui l’avait accueillie pendant dix-sept nuits. Sans regrets, aucun, uniquement un soulagement intense, libérateur. Il la chercha un long moment, depuis qu’il l’avait perdue de vue une bonne demi-heure s’était écoulée. Pris de panique, il se dirigea vers la porte devant laquelle il avait si longuement parlé cette nuit, frappa à plusieurs reprises, appela, attendit sans réponse. Il comprit que son silence serait définitif ce soir. Détaché de son succès, meurtri par son indifférence, alors que son souhait le plus profond était de la tenir dans ses bras, il rejoignit sa chambre il se résigna à attendre le lendemain. Il prit conscience qu’il l’aimait, ce qu’il se refusait depuis quinze ans, son cœur lui accordait. Ce n’était pas l’osmose qu’il avait vécu avec Hélène mais des sentiments tendres et précieux. Pourquoi cette femme le fuyait-elle alors qu’elle s’était abandonnée pendant ces trois dernières semaines ? Il se déshabilla hâtivement, se doucha longuement pour effacer les tensions accumulées tout au long de cette journée et ne remarqua l’enveloppe posée sur son lit qu’une fois couché, Il comprit aussitôt qui l’avait déposée. « Souviens-toi, nous étions heureux, nous les enfants dans la naïveté de notre jeunesse, vous les adultes dans l’insouciance de votre bonheur, nous vivions les prémices d’un drame en toute inconscience. Est-ce que l’un d’entre nous aurait pu penser que tout aller basculer en quelques heures ? Tu as été le déclencheur, tu as tout gâché, détruit, tu m’as tout volé, tu as brisé ma vie et celle de notre entourage, anéantissant mon existence pour toujours, fracturant des amitiés, démembrant des familles, important l’horreur dans la douceur. C’était il y a 15 ans aujourd’hui. » Il marqua une pause dans sa lecture. Toute cette journée se déroula à nouveau dans sa tête, comme des milliers de fois depuis, comme s’il avait pu l’oublier. Il vivait avec depuis. Il vivait avec l’absence d’Hélène chaque jour depuis 15 ans, il vivait dans la souffrance depuis 15 ans, il n’avait jamais oublié son amour. Comment oublier cette dernière journée où ils s’étaient aimé si passionnément qu’ils avaient décidé de fuir aussitôt leur famille et leurs amis ? Comment oublier la stupéfaction, les cris et les larmes des uns et des autres, petits et grands quand ils ont démarré la voiture pour fuir cet étau qui les étouffait depuis trois ans ? Comment oublier le regard désespéré de son meilleur ami le mari d’Hélène ? Comment oublier l’accident trente kilomètres plus loin ? Comment oublier Hélène ensanglantée, morte sous ses yeux ? Mais qui était-elle cette femme pour le lui rappeler ? Qui était-elle celle qui osait lui écrire ces mots. Il repensa à tous ceux qui avait fait partie de sa vie pendant si longtemps, il les avait tous aimés ses amis, leurs enfants, sa femme, ses filles, et ne comprenait toujours pas qui lui avait écrit. Qui cette si fragile et belle jeune femme avait été à cette époque ? Peut-être la jeune fille au pair qui s’était jointe à eux la dernière année à l’initiative d’Hélène. Oui c’est ça ! Cette petite belge, Mais non ce n’était pas possible ? Il repensa à ces dix-sept dernières nuits et ne pouvait envisager cette réponse, Alors qui ? « Tu as ôté la vie d’une femme exceptionnelle, d’une maman merveilleuse qui n’était que douceur et bonheur. As-tu pensé à ceux que tu as privé d’elle pour toujours ? Comment pouvaient-ils continuer ? J’ai survécu, il m’a fallu dix ans pour remonter à la surface, et depuis cinq ans je renoue avec la vie, pas celle d’avant, la vie sans, sans elle. J’étais une petite fille de 12 ans émerveillée par la vie et sa maman, j’ai tout perdu le même jour, tu as tué cette petite fille et tué sa mère, « Aurore ».
Frédérique
Une soirée paisible Nous sommes au salon, bien installés dans la quiétude d’un samedi soir, mon mari et moi. Mais déjà une ébullition invisible monte en moi. La respiration qui bondit et que je dois brider, comme le fait d’un cheval fougueux, le dresseur impavide. Puis les entrées imprévues qui claquent, tels des feux de bengale : Maryse, ma fidèle. « Tu es venue ! », s’exclame Daniel. « Oh, et toi aussi. Mais, vous êtes tous là ! », s’exclame Bernard, mon conjoint. Les copains de toujours prennent place petit à petit, seuls ou par couple, autour de nous. C’est l’anniversaire de celui qui partage ma vie et j’ai organisé à son insu une fête surprise. Je partage sa joyeuse stupeur tout en m’occupant à sortir plats et bouteilles préparés auparavant en secret. Tout en m’affairant, je redoute le moment de me mettre vraiment en scène, de m’impliquer. Oserai-je ? J’hésite encore… La passion qui domine ma vie en ce moment est le chant. Comme tout ce que j’entreprends, je me donne à fond. Je prends des cours. Je vocalise, j’écoute admirative des chanteurs connus, je m’enregistre. Bref je travaille à améliorer ma voix. Et je me suis mise en tête de chanter ce soir devant tous. Mais je doute. Pour bien chanter, il faut se livrer, affronter le regard des autres. Je pense au fonde de moi-même : « Je ne suis pas capable. Je vais être ridicule. Tant pis, ça ne tue pas, il faut que je me concentre et puise au plus profond de mes émotions. Mes amis vont me trouver prétentieuse. Si je chante avec mon cœur alors ils l’entendront et seront touchés. Mon amour, mon binôme sera fier de moi. » J’écoute les bribes de conversation qui s’entremêlent. Je regarde Bernard. Comme je voudrais lui offrir un moment « cadeau » qui l’émeuve. Comme je voudrais lui rendre un peu de toute cette patiente attention, de cet amour muet dont il me fait jour après jour un cocon douillet. Peut-être s’extériorisera-t-il enfin, lui le taiseux. J’ai travaillé « I still loving you too much ». Entendra-t-il le sens de ce choix ? Bon. Je me lance, je demande le silence. Il faut y aller, ma fille… Ce moment est resté gravé dans ma mémoire car ce soir-là, j’ai eu le sentiment de dévoiler à mes proches un peu de mon moi profond. Je me suis mise en danger de vérité. Aurais-je une si haute idée de moi pour m’être donnée ainsi en spectacle ? Bien sûr, non. J’ai juste tenté de faire entrevoir mon goût pour les belles choses. J’ai essayé de montrer mes efforts pour tendre vers un idéal de beauté. Le résultat fut si dérisoire, si peu à la hauteur de mes rêves, si piètre que d’y penser me fait encore un peu mal. Mais ça c’est une autre histoire…
Anne
La voiture garée près du restaurant laisse échapper les enfants aussitôt partis explorer une fois de plus les lieux. Hélène se dirige vers l'extrémité du parking qui surplombe le paysage grandiose. C'est le point de vue qu'elle préfère sur cette île tropicale qu'elle doit quitter prochainement. Son regard suit un porte-conteneur qui se déplace lentement à l'horizon sur l'océan scintillant. Elle se demande un instant si les caisses de leur déménagement y sont. Puis elle scrute tout en bas la petite ville où ils habitent, bordée de sa plage de sable noir. Elle repère leur maison et remonte ensuite le fil de la route étroite qui serpente, jusqu'à ce lieu-dit bien nommé « Les colimaçons ». Quelques cases dispersées dans les champs de canne se laissent deviner. Un peu plus haut, la végétation se raréfie avec l'altitude. On est déjà dans les « Hauts », qui dévoilent plus loin les pentes des sommets volcaniques et des remparts qui abritent les trois cirques. Depuis leur décision de « rentrer », elle est envahie par un doux sentiment de sérénité après ces années d'attachement à cette terre d'outre-mer qui se mêle à l'inquiétude à l'idée de partir à nouveau. Quitter son nid, ses liens, sa maison, ses routines, la renvoie au point de départ de cette aventure qui fut pour elle une traversée personnelle, identitaire pourrait-on dire. À leur arrivée, douze ans auparavant, tout lui paraissait un gouffre d'étrangeté. Elle ne pouvait donner aucune explication à son malaise, et elle s'étonnait des réflexions d'arrivants, qui eux jubilaient, en faisant allégeance au discours sur les attraits touristiques de cette île magnifique. Justement, rien de cela pour elle. La découverte de la maison attribuée à son mari l'avait dérangée. Imperméable à la beauté du bâtiment, elle la voyait massive, murs trop hauts, lino sale même nettoyé et re-nettoyé, pièces trop grandes... seuls, le jardin luxuriant et la varangue la rassuraient. Au fil des mois, elle s'est accrochée à un quotidien à organiser autour de sa jeune famille. Son profond souhait de s'adapter eut raison de ses orages intérieurs. Sans se lasser, elle avait entrepris de sillonner l'île dans tous les sens et de partir à l'assaut des cirques, aux parois lisses comme de la mimolette passée à la crème dépilatoire ! L'arrivée du déménagement avec le déballage fébrile des cartons, fut une étape heureuse et elle a pu rendre l'oreiller que lui avait prêté l'épouse d'un collègue de son mari ! Hélène continue à laisser défiler les souvenirs des débuts de leur séjour... Elle se réveillait toujours très tôt, bien avant le reste de la famille. Elle s'accordait quelques minutes sans bouger en écoutant les bruits étouffés de la rue déjà animée. Avant de s'endormir, elle avait passé en revue la journée à venir, comme dans une anticipation qui se prolongeait. Elle lisait ce qui traînait, revoyait un cours, rassemblait ses listes de choses à faire, ou laissait son esprit divaguer en sirotant un café, puis un autre. Le moment de grâce dans ce temps suspendu, entièrement à elle prenait fin avec l'arrivée du fils traînant un doudou improbable. La spirale de la journée commençait. Mardi 24 septembre, Hélène s'est assise sur le rebord bétonné du parking. Sous ses pieds, une pente herbacée s'amorce doucement puis c'est une verticale rocheuse qui tombe et s'étale jusqu'au rivage. Au loin, vers le sud, la crique qu'ils affectionnent particulièrement se laisse deviner. Très vite après la randonnée, l'océan a pris toute la place dans leurs loisirs, venant proposer une confrontation avec ses rouleaux puissants s'écrasaient sur le sable noir. Chaque weekend, le même scénario se répète. Arrivés sur le site de la crique des « Trois bassins », qui accueille en douceur l'avancée de la houle, il faut d'abord franchir un amas de roches. Ces vestiges de très anciennes coulées de lave s'amenuisent et forment une avancée qui marque la limite du lagon. Les rochers enserrent quelques nappes de sable coralien à cet endroit, et des flaques d'eau de mer à leur base. La matinée à peine entamée, les nuages sont déjà descendus des sommets, à présent complétement masqués. Elle revoit le fils aîné se précipiter pour être le premier, puis sa planche sous le bras, s'avancer prudemment dans l'eau, en prenant soin d'éviter les oursins et les coraux. Les rires et le chahut des enfant interrompent sa rêverie. Son mari sort du café avec un plateau de boissons. Hélène ne bouge pas. Elle aime écouter leurs échanges sans y participer. « - Mais enfin papa, pourquoi on ne peut pas aller surfer ? - Je t'ai déjà expliqué les raisons plusieurs fois, il me semble que tu avais compris, non ? - C’est injuste, c'est notre dernier weekend avant de partir ! - Oui, je sais mais on ne doit prendre aucun risque depuis cette attaque de requin dimanche... D'ailleurs, la préfecture a interdit la baignade sur plusieurs plages. - Pas à Trois bassins, c'est le bout du lagon... et je suis sûr qu'il y a du monde en ce moment. - Mais c'est non, pour nous c'est non... Tu verras, comme promis, là où nous allons, il y a aussi de très belles vagues et nous irons surfer dès que possible. » Et il ajoute d'une voix théâtrale et enjouée : « C'est un engagement ferme que je prends ici à Colimaçons ! Allez, tu viens Hélène, on trinque ! » Son mari est très inquiet. En rejoignant la famille, elle repense à cet homme qui avait en vain tenté de sauver le pêcheur entrainé vers le large par le requin... Il avait été secouru mais ne s'en était pas sorti. Mardi 1er octobre Ce fut ensuite le retour en France, comme disent certains iliens réfutant la connotation dominante que l'on peut entendre dans le mot « métropole ». La famille agrandie a élu domicile au bord du Bassin d'Arcachon. Dès l'arrivée, les changements de vie, de cadre, de rythme... ont heurté les ados et préados qui pendant plusieurs mois ont copieusement incendié leur père coupable de cet exil forcé : « c'est trop nul ici, y'a même pas la mer, y'a qu'un tas de boue... ». Puis quelques mois passés, le Bassin a pu être regardé et perçu autrement au fil de la cicatrisation des ruptures obligées et des nouvelles amitiés qui se sont fait jour. Les années ont passé... Hélène découvre un jour d'automne un carnet de voyage dans les Mascareignes. Elle s'y plonge avec ravissement mais très vite elle ressent qu'elle ne reconnaît pas tout à fait l'île qu'elle a connue. Déstabilisée, elle a du mal à définir exactement pourquoi elle ne partage pas tout à fait le regard de l'auteur, elle décide de lui écrire. « Cher JF, D'abord intriguée, puis très intéressée, je me suis plongée dans la lecture de votre carnet de voyage dans les Mascareignes. C'est un hymne à la beauté et au merveilleux que vous nous proposez. On vous imagine en prendre plein la vue, au sens propre et figuré au fil de votre déambulation. J'ai bien reconnu certains lieux et j'en ai découvert d'autres. Mais pourquoi ai-je ressenti un certain décalage avec ce que j'ai vécu dans ces îles, essentiellement à La Réunion ? En suivant votre périple, j'ai recherché des cartes, ressorti mes albums photos, interrogé mes proches sur leurs souvenirs. En dehors des dates et des noms des lieux qui ponctuent chaque épisode, les Mascareignes prennent le dessus pour une immersion quasi totale. Il y a une écriture des paysages qui les saisit dans l'immobilité toujours poétique de la contemplation. La nature a une telle intensité que tout paraît plus grand, et surtout, tout semble à portée de main et de regard, les animaux, les plantes, les orchidées sauvages, les poissons... Dans mon souvenir, c'est une île de contrastes et de démesure qui se présente avec ses pentes impressionnantes dont la verticalité des à pic défie les randonneurs, quand elle ne pose aucune difficulté aux habitants des cirques qui semblent survoler les sentiers. C'est l'île de tous les déchainements, avec les éruptions du Piton de la Fournaise, les tempêtes tropicales et les cyclones, l'océan qui peut s'emporter et depuis quelques années, les attaques de requins... Mais c'est aussi, un île plus apaisée qui se laisse découvrir, avec le charme fascinant des couchers de soleil que vous décrivez si bien cher JF, la fraicheur des alizés, la douceur humide les plaines qui nous font passer de l'univers des coulées de lave à la forêt primaire. Dans mon souvenir, c'est surtout la rencontre avec les hommes et les femmes de cette société complexe qui occupe la plus grande place. C'est l'île des questionnements identitaires qui nécessitent de se faufiler dans les nouages de l'histoire issue de la colonisation. C'est l'île du métissage réussi, qui arbore une cohabitation des populations d'origines, de leurs cultures et de leurs religions dans un mouvement de créolisation riche et fécond. Certes, il y a un heureux brassage, mais qui n'exclut pas les aspérités du vivre ensemble cristallisés autour de questions humaines, sociales, économiques... La pauvreté qui côtoie le luxe, un alcoolisme dévastateur, une cohabitation linguistique longue à se résoudre entre le créole, langue du dedans, et le français, langue du dehors etc. Dans le télescopage de la modernité et des traditions, « l'île à grand spectacle » vendue par les agences de tourisme couve un volcan social qui se cache derrière l'Eden. En fait, cher Jf, je me demande pourquoi je vous écris, toute cette réflexion, n'est-ce pas plutôt à moi-même que je l'adresse ? » « Hélène, lors de ton séjour, tu as commencé par percevoir ce qu'il y avait de plus fort, de plus intense sur cette île. Tu as ressenti de l'hostilité, une dureté, de la violence latente, que ce soit dans les paysages, le climat, les gens, les enfants de l'école dont la langue t'était étrange que tu as fini par comprendre. La beauté, la grâce des lieux et des personnes se sont dévoilées « petit peu par petit peu » comme on dit en créole. Alors que l'auteur du carnet de voyage a traversé les trois îles des Mascareignes envoûté dans un enchantement, tu étais dès le début dans le désenchantement. Il t'a fallu découvrir, apprivoiser et construire ce lieu dans une expérience humaine et culturelle, au final tout aussi belle. »
Martine B.