Chapitre 1 Georges est arrivé au village au début de l’été 1924. Il venait de Saintes pour annoncer à ses grands-parents maternels la grande nouvelle : il venait d’être reçu haut la main au concours des « indirects ». Ce n’est pas rien, les « indirects » ! ça veut dire une situation, la sécurité de l’emploi. La chose s’était faite presque à son insu quand son meilleur ami Damien lui avait demandé de l’aider à préparer ce concours. De fil en aiguille il s’était dit, moi aussi je l’ai préparé ! Et il s’y était inscrit sans rien en attendre… La vie est joueuse ! Il avait été reçu, au grand dam de son père Lorédan, un colosse aux mains comme des battoirs, tatoué par la nature d’une tâche rouge en forme de demi-lune sur le biceps. Il conduisait des locomotives à vapeur et annonçait déjà à tous que son aîné prendrait sa suite. Il s’en était suivi une discussion très houleuse entre le père et le fils qui s’étaient quittés en froid. Mais loin de Saintes et de son ogre de père, Georges entendait profiter de ce bel été avant son entrée dans la vie active. Sa grand-mère Lina le gâtait en confectionnant de délicieux petits plats et tous les après-midis, il descendait à la rivière avec son grand-père Gustave ; en chemise avec un simple gilet et un canotier sur la tête, ils allaient taquiner la truite, la carpe ou le brochet… Georges était bel homme, avec ses cheveux noirs qui ondulaient sur le dessus du crâne, séparés par une raie parfaite, un sourire avenant, se découvrant poliment lorsqu’il croisait des gens du cru. Toutes les jeunes filles à marier lorgnaient sur lui, même Jeannette se serait bien laissé conter fleurette ! Mais allez savoir pourquoi il jeta son dévolu sur Jeanne… Ce n’était pourtant pas une beauté Jeanne ! Ronde de partout, elle avait au milieu du visage un grand nez qui certes lui donnait du caractère, mais jurait avec l’ensemble. Elle lui avait été présentée, ainsi que sa mère Madame Veuve Dumas lors d’un pique-nique au bord de l’eau un dimanche après-midi comme il s’en faisait souvent. Il avait d’abord été charmé par son rire ; cette jeune femme débordait d’énergie, de verve et avec elle, on ne s’ennuyait pas. Elle lui avait confié que depuis la mort de son père, elle gagnait sa vie en donnant des cours de piano chez elle. Aussi il s’enhardit à aller la voir. D’abord il lui apporta quelques truites, puis presque chaque jour, en fin d’après-midi, il traversait la rue son violon sous le bras. Elle l’attendait, et pendant une heure ou deux, ils jouaient ensemble autant du Chopin que des airs à la mode. Ces deux -à s’étaient trouvés ! Et à la fin de l’été, ils étaient fiancés. Georges obtint par connaissance un poste dans la région. On déposa les bans. Il fallut bien avertir la famille... La colère du père fut homérique. Il avait nourri d’autres projets pour son fils, notamment un mariage avec la fille d’un nobliau désargenté de Saintes, désargenté mais enfin de bonne souche ! Georges l’affronta bravement, pour l’amour de Jeanne. La date du mariage fut fixée au mois de juin 1925. Georges espérait que la colère de son père serait retombée d’ici là ; que Maria sa mère saurait trouver les mots qui l’apaiserait ; et cela lui laissait aussi le temps de mettre de côté la somme nécessaire à un beau mariage. Pour Jeanne et pour sa mère Clotilde, ce mariage était une aubaine ; car enfin la situation financière des deux femmes, qui fut autrefois aisée, était devenue difficile depuis la mort du père, à même pas cinquante ans, brutalement emporté par un infarctus que nul n’avait vu venir. Il ne leur restait que cette grande maison où elles vivaient à deux, et où il faisait un froid de canard en hiver, car elles ne pouvaient pas se payer le bois nécessaire pour tout chauffer. Elles se repliaient au rez de chaussée, devant l’âtre de la cuisine en tricotant des vestes et de bonnes chaussettes de laine. Finalement Lorédan céda. Il vint au mariage, pour la plus grande joie de sa femme qui nourrissait pour Georges une forte affection et approuvait en secret le choix qu’il avait fait. Car c’était une femme généreuse Maria, et tout ce qu’elle voulait pour ses enfants, c’était qu’ils soient heureux. Et justement ce fut une très belle cérémonie. Tout le village était là, et c’est en robe de mariée que Jeanne dirigea la fanfare. Il y avait tant de monde que le maire fit décorer le jardin public avec des lampions comme pour le quatorze juillet. Les victuailles étaient posées sur des tréteaux, le vin coulait à flots, on dansait des valses et des quadrilles. La fête battait son plein quand Lorédan, s’approcha de Jeanne pour lui murmurer à l’oreille « viens, j’ai quelque chose à te dire ! » Elle le suivit un peu à l’écart dans un coin du jardin où l’on pourrait mieux s’entendre. En son for intérieur, elle se félicitait que la brouille avec Georges soit enfin oubliée. Quand brusquement, il l’agrippa de toute sa puissance, la bascula au milieu d’un parterre de fleurs et en envoyant voler les jupons de sa robe blanche, la viola brutalement. Les bruits de la fête couvraient les cris de Jeanne, impuissante. Le brouillard envahit son esprit. Il lui sembla mourir. Et lorsqu’il se retira d’elle, elle l’entendit qui disait : « On est quitte maintenant ! Tu as pris mon fils, et moi j’ai pris ta fleur ! » Et il en riait encore en reboutonnant sa culotte, tout heureux de sa blague de brute avinée. Comment survit-on à un tel séisme ? Jeanne avait perdu toute notion du temps, tout était flou en dedans. Elle n’arrivait plus à penser. C’était comme si son corps n’existait plus, ne lui appartenait plus... Puis une image, un mot « Georges ! » Comme une bulle qui remonte à la surface, elle pensa à Georges. Et une espèce de terreur l’envahit. Il ne doit pas savoir. Personne ne doit savoir. Il faut à tout prix éviter un scandale, pensa-t-elle. Où trouva-t-elle la force de se relever, de se réajuster ? Elle trouva Georges un peu éméché qui voulait l’emmener danser. Alors mentir, il fallut mentir. « Je crois que j’ai trop bu mon chéri ; j’ai une migraine terrible ; danse, je vais me reposer ». En voyant que Jeanne quittait la fête en courant, Jeannette la suivit, intriguée, et la trouva pleurant à chaudes larmes dans un fauteuil du salon, recroquevillée sur elle-même comme un petit animal blessé. Elle crut d’abord à une querelle d’amoureux… Cela fait déjà trois mois que Georges s’est installé dans la grande maison de Clotilde et Jeanne. Au début, ça a été un peu difficile avec Jeanne. Elle riait moins qu’avant, et se laissait toucher avec réticence, il le sentait bien. Comme il manquait un peu d’expérience pour les choses de l’amour, il crut d’abord que ça venait de lui, mais en voyant le ventre de Jeanne s’arrondir tout devint plus clair. Sa mère lui avait expliqué que sous l’influences des hormones, les femmes ont parfois des réactions inattendues. Alors il redoublait de tendresse et ne la forçait en rien. Il embrassait le ventre de Jeanne avec dans le regard, la même vénération que pour sa fille, quelques mois plus tard. On la nomma Yvonne, le prénom à la mode parce que « Printemps », la célèbre artiste du moment. Elle avait les yeux et les cheveux noirs de son père, et une demi-lune sur le bras, qui faisait dire à Georges « Celle-là, elle est bien de la famille ! On ne peut pas la renier ! » Jeanne était au supplice ! Elle tomba en dépression. « Post-partum » traduisit le médecin de famille appelé à la rescousse. Sans qu’on sache trop ce que c’était, le mot rassurait, car au moins on connaissait la cause : « Post-partum ». Aux amis, aux voisins qui demandaient des nouvelles : « Post-partum ». Et on se répétait le mot, de bouche à oreille, comme s’il s’agissait là d’une formule magique. Jeanne gardait la chambre et pleurait à longueur de journée. Clotilde prit la maison en main, et une nourrice pour le « petit printemps », tendre surnom que papa Georges donnait à sa fille. Puis au bout de quelques mois, comme Jeanne semblait aller mieux, Il fut question du baptême d’Yvonne. Georges y avait pensé...ce serait très intime ...Juste ses parents et eux trois. Jeanne défaillit. L’idée même de se retrouver face à son...elle n’arrivait pas à dire « beau-père », lui était insupportable. Alors de guerre lasse, elle raconta à Georges l’épouvantable l’innommable violence qu’elle avait subie, qu’elle subissait encore. Georges sentit la terre trembler...ses jambes se dérober sous lui...il n’était pas prêt à entendre une telle confession ! Lui d’ordinaire si doux et mesuré changea de physionomie : écarlate, les yeux exorbités, il hurlait comme un fou « je vais le tuer, je vais le tuer ! » et ponctuait violemment ses paroles en jetant au sol et sur les murs toutes les pauvres porcelaines qui lui tombaient sous la main. Quand soudain, il vit Jeanne, terrorisée, qui s’était réfugiée dans un angle de la chambre, se protégeant comme elle pouvait des éclats qui volaient en tous sens avec un oreiller plaqué contre elle. Dans une fraction de seconde, Georges se vit pareil à son père, et cela le dégoûta. Parce que la victime, c’était Jeanne, pas lui. Il voyait tout le courage de cette femme, sa femme, qui s’était tue pour le protéger. « Pardon, pardon ! » supplia-t-il. Calmant comme il pouvait les battements désordonnés de son coeur, il s’approcha doucement d’elle et l’enserra fort dans ses bras « Je t’aime ma Jeanne ! » Ils pleuraient et s’aimaient ensemble, et c’est cet instant, plus que tout autre, qui scella entre eux un lien indestructible. « Si tu y vas, lui dit Jeanne, il t’écrasera comme un moucheron, et il saura qu’il a gagné ! Tuons-le en l’ignorant, en faisant comme s’il était déjà mort ; et en étant heureux malgré lui !» C’est ainsi qu’Yvonne ne connut jamais ses grands-parents paternels, pas plus que Damien « NT » pour « number two » qui naquit l’année suivante. On inventa un accident qui les auraient tués sur le coup. Clotilde constata, un peu surprise, que Georges ne s’était rendu à aucun enterrement. Mais comme elle aimait qu’on lui fiche la paix, elle ne se mêlait pas des affaires des autres. D’autant que la vie familiale était beaucoup plus gaie depuis un certain temps. Georges aimait son travail et Jeanne avait repris les cours de piano ; ce qui leur permettait de partir en « week-end » tous ensemble de temps à autre, à Royan, Arcachon ou sur la Côte Basque. Et l’hiver, on invitait des amis. Damien, l’ami de jeunesse de Georges venait souvent. Il était bien sûr le parrain de Damien « NT », et appréciait particulièrement la cuisine de Jeanne, qui était un fin cordon bleu. Elle concoctait des vol-au-vent aux cèpes, du coq au vin, du lapin à la moutarde...et toutes sortes de desserts, dont son fameux baba au rhum qui partait à la nage, tant il était bien arrosé. Mais toute la tendresse de Georges n’avait pas suffi à réparer Jeanne. Alors ils avaient conclu un pacte : il prendrait une maîtresse, mais sa priorité resterait toujours sa femme et sa famille. Parfois, quand il arrivait en retard pour le repas du soir, Clotilde persiflait « il est encore allé voir sa pute ! ». Elle ne comprenait pas que sa fille puisse accepter une telle situation… Mais il rentrait, embrassait tendrement sa femme, un regard, et ils se comprenaient. Chaque dimanche, après le repas dominical, Georges s’offrait le luxe d’un cigare ; puis il attrapait son violon, Jeanne se mettait au piano, et tout le monde chantait en chœur. La petite Yvonne surtout faisait la fierté de ses parents, car elle chantait « plaisir d’amour » d’une voix pure et claire, et jouait du piano avec une grande facilité. Bien qu’un peu timide, toujours dans l’ombre de son père adoré, elle était vive, intelligente et apprenait bien à l’école ; on l’envoya jusqu’au Brevet. Son frère au contraire était plutôt indolent, mais farceur comme pas deux, il arrivait à mettre tout le monde dans sa poche. Il entra à la banque par piston, et y resta car la place était bonne et pas fatigante. Jusqu’à sa mort en 1961, jamais Georges ne fit défaut à Jeanne. Il mourut à quelques mois de la retraite, emporté par un cancer du foie, qui est, dit-on, la maladie de la colère. CHAPITRE 2 CLOTILDE Sous la véranda de mamie Jeanne, le temps s’est arrêté. Dans la mémoire de Jeannette, c’est le film d’une vie qui vient de défiler. Et elle est, comme moi, envahie par les émotions. Ses yeux brillent de larmes contenues, et elle me serre la main très fort. « Il y en a des souvenirs dans cette maison tu sais ! De la cave au grenier ! » J’entends du remue-ménage dans le salon, c’est la levée du corps, le moment d’y aller. De la messe d’envoi à l’enterrement au cimetière, les larmes coulent à flot. Tous ces gens qui sanglotent, ça crée comme une communion d’âmes ; on pleure ensemble, et ça fait moins mal que de pleurer tout seul. Ma mère est effondrée, mon oncle Damien est à ses côtés. Mon père un peu en retrait, il a toujours mis un point d’honneur à contrôler ses émotions. Je ne l’ai jamais vu craquer, même pour le décès de son propre père. Et je sais que tout cela l’agace un peu ; il est pressé d’en finir. Même s’il aimait bien mamie Jeanne, quand c’est fini, c’est fini ! Pourquoi en faire tout un plat ? Retour à la maison de Mamie Jeanne. On découpe le jambon, il y a du pain, du fromage, on remonte quelques bonnes bouteilles de la cave. Et comme elle aimait bien lever le coude Jeanne, on lui sert un verre, du Saint-Emilion, c’était son vin préféré ! Il faut se souvenir ! Garder la trace d’une vie ! On se rappelle les dimanches et tous ces bons moments passés ensemble ! Mais l’heure tourne, certains sont venus de loin et pensent à repartir ; d’autres qui ont un peu forcé sur les élixirs de joie vont rester dormir sur place. Moi qui ne suis ni pressée, ni soûle, je vais dormir ici aussi. Car j’entends résonner en moi la petite phrase de Jeannette : « Il y en a des souvenirs dans cette maison tu sais ! De la cave au grenier ! » De la cave au grenier ! Au grenier ! Mon enfance remonte à la surface… J’ai une prédilection, un attrait irrésistible pour les lieux chargés d’histoires et de mystères. J’avais 10 ans, et le grenier était mon royaume. Je décide d’y retourner dès le lendemain. Bizarrement, il faut traverser la salle de bain, au fond de laquelle se trouve une porte basse. La clef est sur la porte. Il suffit d’ouvrir et je me retrouve en bas d’un étroit escalier de bois. On comprend très vite en voyant l’escalier que ce lieu n’est pas fréquenté depuis longtemps, et que la démarche est périlleuse. Mais il en faut plus que ça pour me faire reculer. D’ailleurs il n’y a qu’une dizaine de marche que je monte avec précaution. Arrivée en haut, ma lampe-torche fait défiler toute une galerie de portraits noirs et blancs de gens sérieux, dans leurs habits du dimanche ; Il y a là un drapeau français oublié depuis la fin de la guerre ; laquelle ? Allez savoir ! des piles de livres de classe sagement ficelés ; des romans aussi ; un fauteuil à bascule un peu fatigué ; des toiles d’araignées en veux-tu-en voilà ; et quantités d’objets devenus inutiles et remisés là à une époque où on ne jetait rien. Une bonbonne en verre toute culottée de poussière avec un gros bouchon de liège attire mon attention. Je trouverai bien moyen d’en faire quelque chose ! Et je redescends ...attention !... ma bonbonne à la main. Je la passe sous l’eau pour lui redonner un air respectable, et c’est là que je vois à l’intérieur plusieurs rouleaux de papier, un peu jaunis que j’extraie par le goulot. Je les déroule, cœur battant : ils sont datés du 14 octobre 1980. Je lis : « Je viens d’avoir cent ans... » Mon Dieu ! Ce n’est pas possible ! Je me rends à la fin de l’écrit. C’est signé : « Clotilde Veuve Dumas » Et cette écriture un peu maladroite comme celle d’un enfant… C’est bien elle ! Mon arrière-grand-mère. « Je viens d’avoir cent ans ...et j’ai bien assez vécu. Je vais mourir bientôt, je le sens, et c’est tant mieux ! parce-que depuis le temps que mon Albert est parti, je traîne ma vie comme une croix. Bien sûr, là où il est, il sait tout ce qu’il y a à savoir. Mais quand même, j’aimerais bien lui demander pardon ! Je suis née à la ferme. « Encore une fille ! » hurla mon père, désespéré. On peut le comprendre… j’étais la cinquième...Et les filles, c’est une ruine ! Il faut les doter si on veut les marier ! Ma mère ne dit rien, elle connaissait son homme ; grande gueule, mais grand cœur. Dès que j’ai pu marcher, j’ai commencé à travailler. C’est comme ça à la campagne ! Tu dois gagner ton pain. Moi je m’occupais des poules : je leur donnais le grain, je ramassais les œufs, et je devais faire très attention à bien fermer le poulailler, rapport au renard qui traînait dans le coin. Puis on m’a confié les canards aussi...enfin à dix ans, c’est moi qui leur mettais la tête sur le billot pour leur couper le cou, et je démaillotais aussi les lapins. Tous les samedis, j’accompagnais ma mère au marché. J’étais mignonne et pas farouche, ça nous attirait des clients. Moi je voyais toutes ces belles dames et ces messieurs bien habillés qui marchaient entre les étals comme si le monde leur appartenait. C’est là, vers l’âge de dix ans, que j’ai pris ma décision : moi aussi un jour, je serai une dame ! A dix-sept ans, j’avais tous les hommes à mes pieds ; ma bouche, mes seins, mon cul, tout leur plaisait ! Mais pas question de dilapider « mon petit capital » comme disait mon père. En ce temps-là, la virginité des filles était une chose sérieuse ! Pas comme aujourd’hui… Et puis moi, j’avais toujours mon idée en tête… Le samedi, au marché, il y avait un monsieur qui m’achetait toujours une poule ou un canard. Il disait qu’il n’en avait pas mangé de meilleurs, et il avait toujours un mot gentil pour moi ; mon sourire agréable, mes yeux pétillants, mes boucles comme de la soie. Dans son regard, je me sentais plus que belle, vue, reconnue, unique. Je l’appelais « Monsieur Albert », il m’appelait « Mademoiselle Clotilde ». « Mademoiselle Clotilde », m’accorderez-vous cette danse ? C’était au bal du quinze août 1898. Je ne l’oublierai jamais. Il m’entraîna dans une valse. C’était un très bon danseur. J’avais la tête qui tournait, et je sentais la chaleur de son corps à travers les vêtements. J’étais intimidée et troublée à la fois, mais je tâchais de faire bonne figure, sachant que ma mère nous épiait, assise avec ses commères au bord de la piste de danse. En vrai gentleman, à la fin de la valse, il me raccompagna, salua ma mère, et me baisa les doigts avec délicatesse. Les poils de sa moustache me chatouillèrent un peu. Mais la chaleur de ses lèvres resta imprimée là où ils les avaient posées. Un bonheur indicible me soulevait de terre. Je le revis au marché le samedi suivant. Il arriva au moment où je pliais mon étal, me proposa son aide, et m’invita à boire un chocolat au café de la place. Je ne savais pas quoi dire d’intéressant, mais lui parlait avec passion de toutes les nouvelles technologies : l’aviation, le téléphone, le cinéma, l’automobile...Il en parlait avec enthousiasme : « Nous vivons une époque passionnante « Mademoiselle Clotilde » ! ». Je l’écoutais, fascinée, même si je ne comprenais pas tout. Je comprenais l’essentiel. Il se commettait ici, au regard de tous, avec une fille de rien, qu’il traitait comme une reine. Et cette fille, c’était moi. Inutile de vous dire que cela fit scandale ! Ses parents, les Dumas, pourtant partis de pas grand-chose, avaient fini par accumuler un bon pécule dans la boulangerie. Et Albert, qui avait le sens des affaires, plaçait l’argent où cela rapportait. Pour son plaisir, il avait acheté une librairie à Bordeaux, sur le cours d’Albret, où il vendait des ouvrages spécialisés dans la médecine, le droit, la culture, la politique ; il s’intéressait à tout. Alors pour les Dumas, cette « fille » ! Cette paysanne ! Quelle horreur ! Il n’en était pas question ! Leur fils méritait mieux, et ils se chargeraient de le ramener à la raison. Peine perdue ! Je revois mon Albert, ce jour-là, très chic dans son costume de chasse qui mettait en valeur sa belle stature. Je le revois avec ses yeux clairs comme une eau de source, et ses moustaches en guidon de vélo. Il avait mis ses bottes pour venir à la ferme mon père et lui demander ma main. On les laissa ensemble. Il y eu conciliabule. Puis ils se tapèrent dans la main : l’affaire était faite, comme pour la vente d’une vache. Mais femme ou vache, à cette époque, une promesse était un engagement sur l’honneur. Albert habitait une grande maison proche de la boulangerie de ses parents, et généreusement, c’est lui qui se chargea d’y organiser nos fiançailles. Moi je vivais en apesanteur. Albert me couvrait de cadeaux ; il m’emmena un jour à Bordeaux faire les boutiques, et choisir des robes, des corsets, des bas, des souliers, des sacs...Je me reconnaissais à peine dans le miroir ! Mon rêve, mon beau rêve se réalisait. Lui me disait : « Tu n’as pas besoin de tout ça pour être la plus belle ! Mais tu sais, pour certains, c’est l’habit qui fait le moine. Ils te respecteront. Ce ne sont que des moutons ! » « Ils », c’était bien sûr ses parents, mais aussi le comité de village, ce cercle mystérieux de langues bien affûtées, qui avaient pour mission de me traîner dans la boue et de m’humilier. C’était l’envers de mon rêve. « Ils » me faisaient payer de réussir là où eux-mêmes n’arriveraient jamais. On me reprochait de « péter plus haut que mon cul ». Alors je pris l’habitude de les ignorer, même si, au fond, leurs réflexions me blessaient. Je mettais des talons pour me grandir, et je passais au milieu d’eux la tête haute, fière, comme si de rien n’était. J’avais un talisman, la bague d’émeraude qu’Albert m’avait offerte, parce qu’elle se mariait à la couleur de mes yeux. Depuis nos fiançailles, nous nous voyions presque chaque jour. Albert avait entrepris de m’apprendre à lire ; car si je savais compter, plutôt bien d’ailleurs, je ne savais ni lire, ni écrire. Il me dit : « Tu dois être capable de signer ton nom » Alors quelle joie le jour où, pour la première fois, j’écrivis, sans trop trembler CLOTILDE DUMAS. Il m’emmena fêter l’évènement au « Restaurant du Lac ». J’avais des étoiles dans les yeux. C’était un endroit très chic. Et comme il faisait beau, les tables étaient dressées dehors, au bord de l’eau. Nous passâmes un moment délicieux cette journée-là. Je dois dire que je me suis vite accoutumée aux privilèges que procure l’argent. Nous nous sommes mariés le 10 avril 1900 car, pour notre voyage de noce, Albert tenait à me faire découvrir Paris. Mais plus que tout, il voulait que nous soyons présents à cette date historique, le 14 avril, au Grand Palais, pour l’inauguration de l’Exposition Universelle. Je ne peux pas décrire toutes les merveilles que nous avons vues. Albert se passionnait en particulier pour les nouveautés techniques, dont l’électricité qui, disait-il, allait changer nos vies. Nous sommes montés sur la Tour Eiffel, nous avons pris le bateau sur la Seine. Et c’est sous une magnifique verrière que nous avons assisté au discours de notre Président. Le retour fut pénible. Tout me paraissait étriqué. « Ils » m’insupportaient tous. Albert, compatissant, loua un appartement à Arcachon. Et pendant quelques mois la vie fut très douce. Nous faisions de longues promenades en amoureux, et quand le temps était assez chaud, nous prenions des bains de mer. Enfin l’amour c’est une chose ; mais il y a aussi les affaires. Il fallut rentrer chez nous. C’est là que j’ai commencé à comprendre ce que l’on attendait de moi. Bon gré, mal gré, les Dumas me toléraient. Mais leurs regards de plus en plus appuyés sur mon ventre plat disaient assez clairement que je n’étais pas une bonne pouliche, et que leur fils s’était fait avoir sur toute la ligne. En clair, je n’étais qu’une aventurière intéressée par l’argent ! Les années passaient...toujours rien ! Je commençais à soupçonner que l’un de nous deux était stérile. Mais lui ou moi ? Il fallait que j’en ai le cœur net. Alors il m’est venu une idée dont je ne suis pas fière. J’ai prétexté que mon cousin Gaston, qui habitait près d’Agen, était bien malade. Il risquait de passer, il fallait que je me rende près de lui au plus vite. Je savais Albert pris par ses affaires. Il me déposa donc à la gare de Bordeaux. A la vérité, mon cousin Gaston se portait comme un charme. Il fut cependant ravi de me voir, et me proposa de rester quelques jours à la ferme. C’est ce que j’avais espéré. On était en juin au début de la fenaison, et à cette époque de l’année, Gaston employait des journaliers pour l’aider. Dès le premier jour, j’en repérais un qui respirait la santé, jeune, musclé, plutôt beau garçon ! Et assez bête pour se laisser aguicher...J’avoue quand même avoir pris du plaisir à la chose, tous les jours de la semaine. Et pour étouffer ma culpabilité, je me disais que je le faisais pour Albert. Mais je sais bien qu’au fond je le faisais pour moi. Albert ne m’ayant jamais fait le moindre reproche à ce sujet. Enfin tout passa comme une lettre à la poste. La foudre ne s’abattit pas sur moi. Et lorsque mon ventre commença à s’arrondir, je savourais enfin ma revanche. Désormais je serai une Dumas de plein droit. Du droit que donne l’enfantement. J’avais presque oublié ce que j’avais du faire pour en arriver là. Seul comptait le regard plein d’amour qu’Albert posait sur moi. Cet enfant serait notre enfant. Et lui serai son père. Qui pourrait dire le contraire ? Notre petite Jeanne naquit le premier avril 1904. Sûrement un clin d’œil du destin ! Albert, avec sa passion des affaires, nous permettaient de vivre bourgeoisement. Il investissait dans des titres, comme ceux du canal de Panama, dont le percement était entrepris par un grand ingénieur français, Ferdinand de Lesseps. Savoir qu’il participait à une telle entreprise le rendait fou de joie. Mais il était aussi en affaires avec les gros fermiers et les viticulteurs du coin qui lui faisaient des emprunts à tempérament. Il m’expliquait tout cela, comme si j’étais son associée. J’étais fière. Maintenant je lisais le journal tous les jours, et j’écrivais des lettres. Je tenais mon rang. Ses parents avaient cessé de me toiser à la naissance de Jeanne. Et ils reconnaissaient que je savais tenir une maison. Nous avions un couple de domestiques : elle pour le ménage et la cuisine, lui pour l’entretien du jardin et les travaux de la maison. Je me réservais la roseraie qui était mon domaine et ma création et se déployait tout le long du mur mitoyen avec mes beaux-parents. A la belle saison, le parfum des roses envahissait leur jardin, ce qui faisait dire à ma belle-mère « elle est bonne à quelque chose au moins ! » Mais surtout, je m’occupais de Jeanne, mon petit pinson, qui fredonnait du matin au soir. Elle avait une gaîté naturelle très communicative, qui envoûtait même mon beau-père. Je veillais à ce qu’elle ait une bonne éducation. Nous lui avions pris un précepteur pour les matières principales, et un professeur de piano, comme cela se fait dans les bonnes familles. Elle apprenait sans rechigner, consciente, je le lui avais bien expliqué, que toutes les femmes n’avaient pas sa chance. Les fins de semaine, son père nous emmenait promener, voir des expositions, écouter des concerts. La complicité entre Jeanne et Albert était ma plus belle réussite. Albert fut mobilisé « en quatorze ». Mais grâce à ses relations, il resta à l’arrière, et on employa ses talents pour gérer les achats et les stocks de l’armée française. Il avait été envoyé à Tours, d’où il nous écrivait chaque semaine une longue lettre, à laquelle nous répondions avec autant d’optimisme que possible. Mais les temps étaient durs. Nous étions rationnées, et les rues du villages peuplées de femmes en noir. On portait le deuil. Pas une famille qui n’ait perdu un père, un frère ou un mari ! Je dois reconnaître que pendant tout le temps que dura la guerre, mes beaux-parents furent d’un grand secours. Certains évènements de la vie nous amènent à changer de regard. La farine était dure à trouver, mais il y avait chaque jour un pain pour Jeanne et moi. Jeanne continuait à jouer du piano. Tout glissait sur elle. Son père lui manquait, comme à moi, mais elle savait enchanter le quotidien par sa musique et ses rires. C’était mon rayon de soleil ! Quatre ans c’est long... Il avait laissé une enfant. A son retour « en dix-huit », Albert retrouva une jeune fille de 14 ans. Nous laissions exploser notre bonheur dans l’intimité pour ne pas blesser tous ceux qui étaient dans la peine. Deux de mes sœurs avaient perdu leur mari à la guerre. Je m’estimais très chanceuse par rapport à elles, et les invitais aussi souvent que possible. Quant à Albert, je sais que sans rien me dire, il les aidait matériellement. Nous ne savions pas que nos jours de bonheur étaient comptés… Le premier avril 1922, c’était un samedi je m’en souviens, et nos deux familles était réunies pour fêter les dix-huit ans de Jeanne. On s’affairait en cuisine, et comme le temps était encore un peu frais pour la saison, la table était dressée à l’intérieur, argenterie, porcelaine et cristal. Ce matin-là, Albert s’était levé un peu plus tard que d’habitude, il était fatigué. Mais tiré à quatre épingles pour faire honneur à sa fille et à la compagnie, il s’occupait de servir les apéritifs au salon. Le repas fut très gai. Les affaires reprenaient timidement après une perte sèche sur les emprunts russes. Les hommes un peu grisés, racontaient des anecdotes grivoises. Et les exclamations fusaient, suivies de rires en cascade. Ce fut une très belle journée. Jeanne nous interpréta des valses au piano. Albert me prit dans ses bras et me fit danser. Cette valse nous en rappelait une autre...bien des années plus tôt. Dans l’après-midi, il partit s’allonger un moment. Et ne se réveilla jamais. Épargné par la guerre, Albert succomba à un infarctus. Il avait 47 ans. Je ne me souviens de rien. Juste un trou noir. Pendant des mois, je sombrais dans une espèce d’inconscience. Mon esprit refusait d’affronter la réalité. C’est ma Jeanne qui, du fond de son chagrin, a pris les choses en main, aidée par ses grands-parents. Elle trouva les livres de compte de son père, et s’en alla à travers la campagne recouvrir les créances de ceux qui voulaient bien payer. Elle vendit la librairie. Et commença à donner des cours de piano. Nos domestiques allèrent se louer ailleurs. Mais Jeanne qui avait hérité de son père le goût de la bonne chère, se mit en cuisine où elle se révéla particulièrement douée. Petit à petit, elle me ramenait à la vie. Son énergie, son courage, sa force intérieure m’aspiraient vers le haut. Et bien que jusqu’à aujourd’hui je n’ai plus porté que du noir, j’ai recommencé à voir les gens autour de moi, à m’occuper du poulailler que Jeanne avait aménagé au fond du jardin. Je retrouvais les gestes de mon enfance, le grain, les œufs, attention au renard ! C’est l’arrivée de Georges, puis son mariage avec Jeanne, qui m’animèrent un peu. La présence d’un homme dans notre famille me rassurait. Il s’est sûrement passé entre eux quelque chose que j’ignore. À la naissance d’Yvonne je crois…Jeanne a été très mal pendant un bon moment. Je me suis beaucoup inquiétée pour elle. Et puis tout est rentré dans l’ordre. Mais je reconnais que mon gendre a toujours été respectueux envers moi. Afin de ne pas les déranger, je m’étais installée dans deux pièces aménagées en studio au rez-de-chaussée. Leur laissant ainsi la jouissance du reste de la maison. Je secondais ma fille pour toutes les tâches du foyer. Je m’occupais de mes petits-enfants quand Jeanne donnait ses cours. Et cette vie, plus monotone que celle que j’avais menée avec Albert, me suffisait. Je n’ai jamais envisagé de me remarier. Je préférais garder dans un endroit secret de mon cœur le souvenir de notre grand bonheur. Et quelquefois, je regardais Jeanne, et je pensais que la vie nous fait prendre parfois des chemins bien étranges …. Qui sommes-nous ? D’où venons-nous ? Suis-je vraiment la fille de mon père ? Bientôt, je sais que j’aurai toutes les réponses à mes questions. » Clotilde Veuve Dumas J‘ai les feuillets dans les mains...le temps est suspendu ! Je me sens si proche, si reliée à Clotilde que j’ai du mal à la quitter. Je serre les feuillets dans mes mains comme un trésor. Je dois retraverser le miroir du temps, mais je n’y arrive pas. Je suis en plein décalage horaire. Une partie de moi reste coincée dans les années 1900, où une évidence se fraye un chemin surprenant. Il y est question d’un secret de femmes, qui voyage de l’une à l’autre, et se reproduit au-delà du temps et de l’espace. Ma mère, ma grand-mère, aucune d’elle n’a connu l’homme qui leur a donné la vie. Et oui milliards non non non pas du tout été au magasin Ce fil tiré d’une génération à l’autre, comme si une logique mystérieuse présidait à nos vies, me plonge dans un certain malaise. Se pourrait-il que celui que j’ai toujours appelé « papa » ne soit pas en réalité mon père ? Et que l’histoire continue sa marche en bégayant, en se jouant de nous ? CHAPITRE 3 YVONNE - Jacques ! J’ai mamie Jeanne au bout du fil. Elle demande si tu peux passer après ton travail ; il y a une fuite d’eau dans la salle de bain de mémé Clotilde. - Pas de problème ! Dis-lui que je passerai tout à l’heure pour l’apéro ! » Ça, c’est mon Jacques ! Toujours prêt à rendre service ! Moi je n’ai rien à dire ! Si nous nous sommes rencontrés, c’est grâce à mamie Jeanne... et à son petit vin d’orange bien sûr ! C’était l’année qui a suivi le départ de papy Georges. Je m’en souviens parce que mamie aussi portait le deuil. C’était impressionnant de voir ces deux femmes en noir quand on entrait dans la maison ! En plein mois de janvier, un samedi, alors que nous étions réunies toutes les quatre, Clotilde, mamie Jeanne, maman et moi, voilà que la chaudière tombe en panne ! On avait beau enfiler les pulls, les chaussettes de laine et les mitaines, on claquait des dents en se croisant dans les couloirs, et une petite fumée se dandinait dans l’air à la moindre parole. Mamie téléphona à une entreprise de plomberie qui nous dépêcha un de leurs ouvriers en fin de journée. Celui-ci s’attela à la tâche, cerné par quatre générations de femmes habillées comme des ours polaires. La situation semblait beaucoup l’amuser ! Mais lorsque la chaudière se remit en marche, au soulagement général, notre sauveur ne put pas échapper au vin d’orange de mamie Jeanne. D’ailleurs, qui parle d’échapper à une telle merveille ? Vingt ans d’âge, totalement madérisé... il se déguste les yeux fermés, pour mieux laisser fleurir son doux parfum en bouche. Jacques est repassé le lendemain pour vérifier que tout allait bien... et re vin d’orange. De toute évidence, il était avec nous comme un poisson dans l’eau. Il nous abreuvait d’anecdotes drôles et même un peu chafouines en rapport avec son métier de plombier. Les endeuillées pleuraient de rire. Même maman Yvonne, d’habitude si réservée, pouffait en douce. C’est donc par vin d’orange interposé que nous échangeâmes nos premiers regards. Le sien, noir et pénétrant provoquait déjà en moi un sacré remue-ménage ! Pendant que Jacques s’active dans la salle de bain de mémé Clotilde, je laisse errer mon regard sur les photos de famille, toutes alignées dans des cadres argentés, sur le buffet du salon. L’une d’entre-elles retient en particulier mon attention ; on y voit ma mère assise au jardin, jouant du clavier au milieu des roses. « Yvonne est une femme de passion, me glisse dans l’oreille mamie Jeanne », et de poursuivre « Toute petite déjà, elle suivait sa grand-mère dans la roseraie comme son ombre. Pas vrai, maman ? lance-t-elle à l’adresse de Clotilde, qui fait semblant de dormir dans son fauteuil à bascule. C’est toi qui lui as tout appris : la taille, le bouturage, les différentes variétés »... À cet instant Clotilde ouvre un œil et dit : « Oui, je lui ai transmis pour les roses, mais la musique, c’est toi. Ce qu’elle aimait plus que tout, c’était leur jouer Beethoven, Haendel, Liszt, Bach,... et « les regarder pousser ». Elle prétendait que ses roses en raffolaient ! Elle n’a jamais été comme les autres ; toujours secrète, toujours à part, mais très déterminée ; elle a toujours su ce qu’elle voulait. Son autre passion tu la connais, elle en a fait son métier. C’est Georges qui lui a offert son premier appareil photos, et qui lui a appris à les développer. » Tout en parlant, elle désigne deux portraits en noir et blanc placés côte à côte sur le buffet ; un portrait d’Yvonne pris par son père et un portrait de Georges pris par sa fille. Mamie Jeanne les regarde avec tendresse. Et Clotilde d’ajouter : « Yvonne c’est une artiste ! Elle est douée pour tout. D’ailleurs elle a très vite trouvé du travail chez Monsieur Valot, le photographe, tu sais, celui de la grand’rue ! C’est elle qu’il envoyait faire les photos de mariage ou de première communion, parce que les clients revenaient enchantés. Quant à Madame Valot, c’était la spécialiste de l’évènementiel. Elle organisait les cérémonies comme personne ! Mais pour le choix des fleurs, elle s’en référait toujours à Yvonne. À cette époque, Etienne aidait son père à la pépinière... Il m’a raconté qu’il guettait toutes les apparitions d’Yvonne, subjugué par cette femme à l’élégance naturelle, qui connaissait les roses aussi bien que lui et restait parfois de longs moments les yeux fermés à humer leurs parfums. C’était écrit d’avance, ces deux-là devaient s’aimer. Mais comme ils étaient aussi timides l’un que l’autre, ça a pris un peu de temps. Le temps pour Etienne de créer un rosier délicatement parfumé, rose vif au calice crème, qu’il baptisa « Yvonne je t’aime ». Il avait su trouver le chemin de son cœur. Et ce n’est un secret pour personne que j’ai été conçue dans la vallée du Dadès, la fameuse « vallée des roses ». Mon père en avait ramené quelques plants qu’il a bouturé par la suite, jusqu’à se faire une petite réputation en tant que producteur de la « rose de Damas ». Quand je dis « mon père », je pense à celui qui m’emmenait le dimanche sur les chemins, ma main serrée dans sa main. Il était grand et fort, et moi j’étais fière d’avoir un papa comme lui. Il me racontait les arbres, les fleurs sauvages, les papillons, les oiseaux... avec lui, j’entrais dans le monde magique de la nature. Ma mère nous capturait dans son objectif. Elle aussi aimait cet homme, à sa manière, un peu détachée. Et on sentait bien qu’il existait entre eux une sorte de complicité secrète, faite de regards, de sourires, de signes discrets ; un monde comme une île mystérieuse où eux seuls pouvaient accoster. Oui d'accord d'accord mais n'importe quoi j'ai ce qu'il fautNous sommes tous les deux Jacques et moi, sous notre véranda. Il aime beaucoup ma famille, mais il prétend que s’il habitait la maison de Jeanne, il deviendrait vite alcoolique ! Il aime son indépendance, alors nous avons acheté un vieux pavillon qu’il rénove doucement, pas trop loin, mais pas à côté non plus ! Parfois il y a des silences qui s’installent entre nous, comme ce soir... je les reconnais à une qualité particulière de l’air ambiant, une vibration, une densité… je me tais… j’attends. Plus de petites rides coquines au coin de ses yeux, il réfléchit, sérieux puis me dit « Je ne t’ai jamais parlé de mon père. » Un silence s’installe alors. Ses yeux noirs prennent l’eau. J’ai toujours senti qu’il y avait là une porte à ne pas ouvrir, de peur de réveiller des ombres malfaisantes aux doigts crochus. C’est lui qui doit pousser la porte, pas moi. « Non, c’est vrai, tu ne m’en as jamais parlé..., lui répondis-je ». Il se reprit alors et poursuivit : « Mon père, il aurait pu être quelqu’un ! Il était majordome dans une grande plantation. Il était respecté. Mais quand ma mère l’a quitté pour un autre, il est devenu fou, il s’est mis à boire comme un trou. Moi, j’avais dix ans. Il me battait comme plâtre, à coup de ceinturon. Je me cachais pour essayer de lui échapper, mais quand il me retrouvait, c’était pire ! Il a perdu son travail, on était dans la rue, tous les deux, et il m’obligeait à mendier pour apitoyer les passants. Alors, je me suis enfui. J’ai travaillé comme mousse sur des bateaux, puis barman dans des hôtel à touristes, j’ai fait tous les métiers, jusqu’à ce que j’aie suffisamment d’argent pour venir en France. J’ai fait ma vie, je t’ai rencontrée, mais j’ai toujours vécu avec la peur, la peur que tu me quittes, la peur surtout d’être un mauvais père. C’est pour ça que je n’ai pas voulu d’enfant. » Il s’en suivit un blanc… Chacun de nous voyage avec ses émotions ; lui, traversé par un soulagement inquiet ; et moi, le cœur ouvert en grand pour accueillir cet homme en entier, enfin ! Il sait que c’est trop tard, même si mon cancer est guéri. Nous n’aurons plus jamais d’enfant. D'accord passer tout à l'heure bisousCette nuit, j’ai fait un affreux cauchemar. Ma mère me racontait une histoire que j’ai déjà entendue de sa bouche, mais dans mon rêve, tout était amplifié. Elle était à la maternité, elle venait d’accoucher en même temps qu’une autre femme avec qui elle partageait la chambre. Elles étaient heureuses toutes les deux et riaient ensemble de la bonne blague que la vie leur faisait ! Leurs deux petites filles portaient le même prénom : Rose. Je me suis réveillée en panique, mon cœur battait la chamade, un affreux doute s’était insinué en moi. Je les entendais rire... même prénom... Rose. Il me semblait reconnaître la marque du destin, celui qui peut tout inventer pour que le sens de l’histoire se perpétue à notre insu. Nous sommes en 1977, je viens d'avoir 30 ans. Tant de choses se sont passées ces deux dernières années ! Quand je dis "tant de choses", on pourrait croire que la terre a cessé de tourner autour de son axe. Au contraire ! Il y a bien quelques remous sociaux, des guerres ici ou là, des chiens qui se font écraser... mais pour Jacques et moi c'est une révolution qui s'est produite. Jacques a suivi une psychothérapie, et aujourd'hui, il n'en veut plus à son père, qui était un homme fragile et désespéré. Il connaît maintenant sa propre force, celle qui l'a poussée à l'âge de dix ans à prendre son destin en main. À retourner le gant du bon côté. Quant à moi... ai-je été échangée ou non à la maternité ? Cela n'a plus d'importance. Je ne voudrais pas avoir eu d'autres parents que les miens. Grâce à eux, j 'ai confiance dans la vie, je me sens épanouie. C'est bien eux que je choisis pour être mes parents. Il y a deux ans, nous avons adopté une petite fille, Anika. Elle est merveilleusement belle avec ses cheveux tout frisés, ses yeux brillants, ses sourires, sa peau dorée. Elle enchante notre quotidien. Elle est réunionnaise... comme son père. Aujourd'hui c'est spécial ! Nous avons posé un acte magique ! Il faisait un peu froid avec un beau soleil. Une belle journée de décembre. Nous sommes allés à l'océan tous les trois. Jacques serrait sa fille dans ses bras. J'ai dessiné un grand cœur sur le sable avec nos trois prénoms à l'intérieur : Jacques, Rose, Anika. Le vent jouait dans nos cheveux, il a emporté mon cœur. J'ai pris la bouteille, nous avons glissé le message à l'intérieur ; nous l'avons remis à la mer. Un jour nous en sommes sûrs, quelqu'un le trouvera. C'est Jacques qui a écrit : « Le vrai père, c'est celui qui aime son enfant et qui l'élève... le plus haut possible ! » Anika s'est endormie avec une histoire que lui a lu son père. Jacques me rejoint. Nous avons un rituel, Quelle que soit la saison, chaque fois que le temps le permet, nous allons faire quelques pas dehors à la nuit tombée, pour regarder le ciel. Cela m'apaise de penser que nous sommes une petite parcelle de cet Univers infini, que nous appartenons à ce grand corps vivant. Il me semble que nous sommes des bouteilles nous aussi sans le savoir. Plongées dans la mer immense de la vie... nous portons de bien mystérieux messages au creux de nos cellules.
Odile