Re-naissance Dos à la cheminée, un bol de ricoré en main, je me sens comme le paysage face à moi plongée dans un épais brouillard. Je n’ai pu trouver le sommeil après avoir travaillé une partie de la nuit. Je m’appelle Emeline, j’ai 35 ans, j’habite le village de Fontvieille depuis trois ans, un bourg niché dans un vallon tout près d’une rivière qui serpente un peu en retrait du bourg. J’ai souhaité revenir près des terres de mon enfance et me suis installée ici pour retrouver mes racines. Je suis aquarelliste. Depuis plusieurs semaines je travaille au portrait de ma mère disparue lors de mon adolescence d’une maladie rare, mais je m’aperçois que mes souvenirs s’effacent, je revois la rondeur de son visage, son nez retroussé et le grain de beauté posé sous sa lèvre inférieure. Toutes les esquisses que je produis ne sont pas fidèles à mon souvenir. Neuf heures sonnent au clocher. Comme chaque jour, Louis mon voisin, la soixantaine élégante, quitte son domicile. C’est le maire du village. Il passe la journée à écouter, échanger, aider ses administrés. Il porte la gentillesse en bandoulière. On se côtoie tous les jours, nos maisons se font face mais on ne se connait pas vraiment. L’année dernière, le conseil municipal m’a sollicitée pour faire le portrait de Louis comme il est de coutume pour tous les maires du village. Quelle marque de confiance !!! Très heureuse, je me suis alors précipitée pour lui demander de poser pour moi. À mon grand regret il a évoqué son manque de temps. J’ai alors ressenti une certaine gêne. Malgré son sourire plaqué sur son visage, je perçois une fêlure. Ses yeux reflètent une certaine mélancolie et sans plagier la maxime « les yeux ne sont-ils pas le reflet de l’âme » ! Mes insomnies m’épuisent et depuis de longues journées, assise devant mon chevalet, mon dos me fait souffrir. « Pourquoi ne pas me dégourdir les jambes et descendre au village aujourd’hui, c’est la fête de la St Jean ? », pensai-je au fond de moi. Sur le chemin, en longeant la rivière, je contemple une famille de canards qui glisse sur l’eau paisiblement, des oiseaux s’ébrouent en faisant pénétrer l’eau jusque sur leur peau. En arrivant sur la place du village, de la musique et des chants me parviennent. Certains jouent à la pétanque ou aux quilles, les enfants au chamboule-tout, d’autres préparent le feu pour le soir. Il règne un esprit bon enfant. Spectatrice, j’éprouve de l’indifférence à ce qui m’entoure, toute cette effervescence me perturbe. Je préfère retourner près de la rivière, la nature m’apaise. La voute céleste m’éclaire, je peux percevoir dans la pénombre la silhouette des cyprès. Mes pas me guident vers le petit pont de pierre. J’entends le doux bruit de l’eau qui ricoche sur les galets. En approchant, je découvre à quelques mètres de moi monsieur le maire inerte. Je lui soulève délicatement la tête, il essaie de parler mais ses paroles sont inaudibles, il ne peut bouger. Affolée, je repars vers le lieu de la fête, mes yeux sont embués, mon cœur cogne dans ma poitrine. En arrivant près de la fontaine, je m’adresse à tous les habitants présents et je crie : « s’il vous plaît, appelez les secours, c’est monsieur le maire ». Depuis bientôt quatre mois, monsieur Louis se remet doucement de son AVC. À l’hôpital, il est le patient idéal, préféré des infirmières et toujours d’humeur égale. Trois fois par semaine je lui rends visite, nous apprenons à nous connaître, on s’apprivoise un peu plus chaque jour. Je ne sais pourquoi, depuis son accident, je me sens investie d’une mission, j’aime lui raconter les potins du village et le rituel des visites m’oblige à sortir de mon antre. Avant de franchir le seuil de sa chambre, quelquefois je l’observe dans l’encoignure de la porte ; la barbe mal rasée, la chemise froissée, son regard est absent, mais dès que j’entrouvre la porte ses yeux pétillent. Machinalement il se recoiffe, remonte son col de chemise et retrouve de sa superbe. Je le soupçonne de progresser pour me remercier et me faire plaisir. Je me suis attachée à mon voisin, il est le père que je ne vois plus, le temps nous ayant éloignés. Depuis quelques jours, nous parcourons le parc, le dos courbé sur son déambulateur et le pas hésitant, il reprend des couleurs mais le gentleman-farmer d’autrefois a disparu !!! Dans une semaine, c’est le départ, adieu à l’hôpital. Une armada d’aides ménagères, kinésithérapeutes et infirmières lui simplifieront sa vie quotidienne. J’ai tout organisé et le dimanche je prendrai le relais, nous nous retrouverons autour du déjeuner, cela m’obligera à renouer avec la cuisine. Je me suis surprise depuis quelques jours à replonger dans mes recettes culinaires et de nouveau à chantonner le matin, j’ai l’impression que mon âme est moins grise. Aujourd’hui c’est le grand jour pour Louis, depuis plus d’un mois à sa demande je l’appelle par son prénom. Une fois sa maison aérée et les volets ouverts, sur la table du salon trône un bouquet de fleurs des champs à côté d’un gâteau aux noix, son péché mignon. Tout à coup, un bruit de pneus crissant sur les graviers de la cour se fait entendre. Avec une grande fébrilité je me précipite à la rencontre de Louis, je saisis sa valise d’une main et de l’autre son bras. L’ambulancier jovial s’exclame : - Je vous ramène votre papa, vous allez pouvoir prendre soin de lui. Un regard complice et Louis répond sans autre formalité. - Ça fait du bien de rentrer à la maison !!!! Plusieurs semaines se sont écoulées depuis le retour de Louis. Je ne sais pourquoi, tout est prétexte à lui rendre visite. Près de lui, je me sens apaisée et retrouve une certaine joie de vivre. Louis me raconte son passé de journaliste, ses voyages et moi mes études aux beaux-arts, mes interrogations et mes doutes. Ensemble, pendant des heures, nous échangeons nos points de vue, nous débattons. Très complices, nous rions aussi beaucoup. Depuis quelque temps, Louis a repris ses activités de maire en télétravail. C’est un défilé permanent : administrés, collègues, voisins viennent discuter et demander des conseils, les habitants se sentaient un peu orphelin, il est l’âme du village. Dans une semaine c’est noël, j’ai lancé l’invitation, Louis réveillonnera chez moi, ce sera l’occasion de lui faire découvrir mon univers. Depuis le décès de mes grands-parents, il y a quatre ans, je n’ai plus fêté noël. En ce qui concerne mon père, une fois par an, il me téléphone pour mon anniversaire mais nos échanges sont brefs. Nos chemins se sont séparés depuis longtemps. Je n’éprouve aucune tristesse, mon amitié avec Louis me comble et me satisfait pleinement. Nos discussions me nourrissent. J’ai dressé la table avec bonheur, préparé le repas avec délice et j’attends avec impatience sa venue toute excitée. Cette après-midi, une fine pellicule de neige recouvre la vallée. Le feu crépite, une odeur d’orange remplit la maison. Soudain la sonnette retentit et la porte s’ouvre. Louis droit sur sa canne, enroulé dans une veste en cachemire sourit et s’exclame : - Je crois que le père noël est passé un peu en avance ! Je m’approche du seuil et découvre cinq paquets entassés près de la porte. La gorge serrée comme une enfant j’ai hâte de découvrir mes présents, de défaire les rubans et d’ouvrir les paquets. Cartons à dessin, gouaches, pinceaux, livres sur la peinture et sur la cuisine s’éparpillent devant moi. Puis, j’aperçois un dernier petit paquet. Impatiente, je ne peux resister au plaisir de le découvrir : un flacon de parfum. Je souhaite immédiatemment le sentir et m’en asperger, je reconnais le musc et la mure, cette fragrance me replonge dans mon adolescence, mais la nostalgie n’est pas de mise, surtout aujourd’hui, il faut que je me ressaississe, je respire profondément et doucement déclare : - Merci Louis pour tous ses cadeaux. Nous passons à table. Après le foie gras, les escargots, la caille aux raisins et le brie aux truffes, je suggère de passer au salon pour déguster le dessert. Pour l’occasion, j’ai confectionné une bûche au chocolat et à la noix. Sur un plateau j’installe le gâteau, les flûtes de champagne et avec précaution, je me dirige vers le salon. - Merci encore Louis pour le parfum... c’était le parfum de ma mère. Louis est debout devant la cheminée et une larme coule le long de ses joues. Gênée, je dépose le plateau sur la table basse et m’avance vers lui. - Que se passe-t-il ? Il se dirige penaud vers le canapé, s’assoit doucement. - il y a plus de trente ans, lors d’un déplacement professionnel, j’ai rencontré une femme, un véritable coup de foudre. Elle portait ce parfum. Ses épaules se sont affaissées, il poursuit : - En accordant nos agendas respectifs nous pouvions nous retrouver une à deux fois par mois. Nous avons visité tout l’hexagone. Nous étions insouciants et tellement heureux. Puis, un jour, elle m’a annoncé qu’elle était atteinte d’un mal incurable et qu’elle partait vivre à la campagne. Alors j’ai démissionné, je suis venu m’installer ici, près d’elle, à seulement quelques minutes de son village. Je me suis rendu tous les jours à l’hôpital pendant des mois. Je l’ai accompagnée jusqu’à son dernier souffle. Un jour elle a émis le souhait d’être enterrée à Fontvieille. Nous sommes maintenant ensemble pour toujours, je l’ai aimée et l’aimerai toute ma vie. - Cette histoire Louis c’est un peu la mienne. Comment s’appelait-elle ? - Anne Mes mains se mettent à trembler, mon regard se trouble, je frissonne d’émotion. C’est impossible, soudain je comprends mon attachement, l’attirance que j’éprouve. - Louis, tu parles de ma mère ? - Ta mère ? - Oui, Anne Lafontaine. - Mon dieu, j’aurais dû me douter, ton nez retroussé, ton sourire... - Je ne t’ai jamais vu à l’hopital ? - Non, je savais que tu venais avec tes grands parents le mercredi alors je m’effacais pour respecter votre intimité. - Les fleurs fraiches sur sa tombe chaque semaine... - Oui, c’est moi. Je me précipite dans ma chambre, saisis le portrait de ma mère. - Voici mon cadeau de noël. Il regarde tendrement le tableau, pose délicatement sa main sur la toile, la se lit sur son visage. Les mains moites, la gorge serrée, je dépose sur ses mains un baiser. Tout doucement je lui murmure : - Ma mère nous réunit et j’en porte le parfum, je serai toujours là, tu peux compter sur moi, je veillerai sur toi comme tu as veillé sur ma mère. Les yeux rougis, Louis me regarde. - Je suis tellement heureux de te connaître. Joyeux noël Emeline. Au loin, les cloches sonnent la fin de la messe de minuit. Dans le salon, sous le regard bienveillant de ma mère, tous les deux nous sourions. C’est mon plus beau noël d’adulte, nous sommes désormais une famille, une vraie famille.
Pascale
Au bord de l'étang C’est quand ma mère a perdu sa première fille que j’ai décidé de naître. Oh ! Pas de gaîté de cœur ! Car la vie sur terre n’est pas toujours facile, je le sais bien... Je n’en suis pas à ma première incarnation. Non ! J’ai décidé de naître un peu comme on se suicide… par défaut. Je savais ce qui m’attendait. Mais les bébés c’est comme les mémés, ça perd la mémoire… nous en naissant, elles en quittant… ce que l’on appelle la vie. Pendant neuf mois, tout s’était bien passé. Mais voilà qu’au moment de naître, le bébé, envahi par un doute, n’a pas eu le courage d’aller plus loin. Il a préféré se pendre au cordon ombilical. Ma future mère était en grande souffrance. Du coup, j’arrive sur un lourd passif ! Ma maman s’inquiète de tout, et je reçois des ondes de tristesse qui se propagent dans ma baignoire amniotique. Tantôt ça picote, et tantôt ça m’oppresse. J’ai bien essayé de me caser dans un coin, mais rien à faire, je me développe harmonieusement et mon corps occupe presque tout l’espace dans l’utérus. Aucune échappatoire possible ! Alors ne soyez pas étonnés si je suis sortie de là comme une lettre à la poste. Je n’en tire pas de gloire. Il y avait urgence ! Heureusement la sage-femme avait de l’expérience, elle m’a rattrapée au vol. Et me voilà ! D’abord, je reçois une lumière aveuglante comme un flash photographique ! Saisie de terreur, je pousse un hurlement ! Quand je réalise que ce cri sort de mon corps, je réitère, un deuxième, un troisième ; finalement c’est très libérateur, il faudra que je recommence ! Et puis, c’est étrange la sensation que ça fait toutes ces mains sur mon corps, qui me palpent et me caressent. Je ne peux pas dire que ce soit très agréable ! Maintenant que ma vue s’accommode un peu mieux, j’aperçois des visages penchés au-dessus de moi. Ils ont l’air contents ; ça sourit, ça babille : - Oh ! Mais qu’elle est jolie ! - Elle a bien tous ses orteils ? - Regarde un peu ces yeux ! J’aimerais bien un peu de silence ! Là d’où je viens l’atmosphère était plus feutrée. Quand soudain une crampe terrible me tord le ventre. Hurlement. Maman me pose aussitôt sur une boule de chair d’où sort un liquide, délicieux ma foi. Récapitulons ! Je suis bien au chaud, bien nourrie… Jusque-là, tout se passe plutôt bien. Je commence à comprendre le mode de communication des humains. Surtout avec ma mère. Si je veux qu’elle s’occupe de moi, je hurle. Elle accourt aussitôt. Elle a très vite acquis l’oreille musicale. Elle sait déceler avec précision la tonalité qui signifie: « j’ai faim, je veux le sein » ; ou « je suis mouillée, c’est très incommodant, il faut changer ma couche» ou encore « je m’ennuie toute seule dans mon coin, je voudrais un câlin »… Jusque-là, tout se passe plutôt bien. - Il ne faudrait pas grandir ! - Mais comment résister à cette force surnaturelle qui, de jour en jour, me tire vers le haut pour que je grandisse, me pousse en avant pour que je marche, met des mots dans ma bouche pour que je parle ? Et par la même occasion, m’incite à l’aventure ! À goûter tout ce que je peux attraper dans mes menottes, à m’asseoir dans les flaques d’eau en riant, à courir, à tomber, à pleurer, à m’écorcher les genoux, à me cacher pour que l’on me cherche… -Victoire, où es-tu ma chérie ? Ils m’ont appelée Victoire. Quelque chose me dit que ce n’est pas judicieux ! Je n’ai pas encore l’âge de me poser des questions métaphysiques, mais à bien y réfléchir, elle est où la Victoire ? J’ai pour mission d’effacer la douleur de ma mère et la perte du premier bébé, celui qui a capitulé. La barre est haute. Bien que j’arrive en deuxième position dans la fratrie, je suis la première vivante. Celle qui a su vaincre tous les obstacles. Je suis estampillée... marquée au fer rouge de la réussite la plus glorieuse. Du coup, l’erreur ne m’est pas permise. Je dois remplacer ce fantôme qui habite chez nous. Comment ont-ils osé poser ce fardeau sur mes frêles épaules ? Au fil des jours, des semaines, des années qui passent, la pression s’accentue. « Victoire est la plus jolie des petites filles ». « Victoire est très obéissante ». « Victoire a les meilleures notes de sa classe ». Victoire... se coule dans le moule. Pour faire plaisir, pour être aimée. Victoire se perd, mais elle ne le sait pas encore. Ça viendra plus tard. Pourtant il y a des signes avant-coureurs. Victoire ne joue pas avec les autres enfants, elle parle peu, elle est sérieuse, s’enferme dans la solitude. Elle lit beaucoup pour s’évader d’elle-même, de cette Victoire bien pâlotte, qui rayonne autant qu’une bougie prête à s’éteindre. À dix ans, elle se pose déjà une foule de questions : « À quoi ça sert la vie ? Qu’est-ce que je fais là sur terre ? Je suis qui moi ? » Socrate lui répond : « connais-toi toi-même ». C’est un peu court. - Le glissement de terrain - Il se fait très vite. Presque du jour au lendemain. Plus rien n’intéresse Victoire. À l’école, c’est la dégringolade. Mais le pire c’est à la maison. Victoire devient une ombre. Elle cesse de s’alimenter. Ses parents, paniqués, ne comprennent pas, essaient de la forcer. Elle vomit tout, son corps refuse toute nourriture. Le médecin conclut à une anorexie et décide une hospitalisation. La première d’une longue série. Victoire n’a plus que la peau sur les os, de grands cernes gris soulignent ses yeux éteints, ses forces la quittent. Elle marche déjà vers le monde des ombres. Et pourtant Victoire se sent forte, invincible. Plus son corps s’allège, plus son esprit devient clair. Elle n’est pas de ce monde. Elle ne veut plus vivre enfermée dans les codes étriqués de la société humaine. Elle reprend le pouvoir sur elle-même, quitte à en mourir. Elle ne se soumet plus qu’à une seule loi, la sienne, qui lui dit qu’elle est libre, totalement libre. Mais qui la comprend ? Il y a cet homme à l’hôpital, ce psychologue qui lui dit : « Victoire, tu veux être libre, mais tu l’as toujours été, tu as toujours eu le choix ». Alors elle commence à comprendre qu’elle a elle-même forgé ses chaînes et donné la clef à ses geôliers. Puis elle comprend qu’il n’y a ni chaînes ni geôliers. Elle va au jardin : elle veut respirer le parfum du muguet, sentir le soleil sur ses chaussures pour sentir l’herbe fraîche sous la plante de ses pieds. Ce n’est pas grand-chose, pourtant elle a l’impression de sortir d’un long sommeil. Au début, remanger est une souffrance. Elle est allée si loin dans la négation de son corps ! Elle prend conscience de son extrême faiblesse, de ses muscles tétanisés, de sa démarche de pantin désarticulé. Il faudra du temps, du temps et de l’amour. L’amour de Soi… Vaste programme. Elle résiste encore, elle qui n’a appris qu’à se fondre dans le désir des autres, cette violence bien ordinaire. Invisible presque, mais tellement insidieuse ! Violence qui dépouille les êtres de leur identité, pour en faire des clones patentés. Victoire voudrait exister pour de vrai. Yohan lui apporte les devoirs pour qu’elle puisse étudier à la maison. Yohan habite à trois rues de là. Il l’appelle Bambi. Pour la première fois depuis longtemps, ça la fait rire. Bambi, avec toute sa maladresse, est tellement plus touchant qu’une Victoire coulée dans le béton. Ses parents, un peu outrés au début, vont finalement opter pour ce surnom léger et chantant. Victoire devient Bambi. Comme c’est reposant ! Quand ils ont fini leurs devoirs, Yohan reste un peu jusqu’à l’heure du dîner. Ensemble, ils jouent aux dames, aux cartes ou aux dés. Elle se sent revivre. Elle a un ami à qui raconter ses petits secrets. Yohan a un sens consommé de la dérision, et il aime bien amuser la galerie. Ils ont une grande complicité, et grâce à lui, sa vie reprend des couleurs. - Les parents de Bambi n’en peuvent plus - Oufff !!! Et même : Oufff !!! Oufff !!! Oufff !!! Ils ont laissé toutes leurs forces dans une bataille à laquelle ils n’ont rien compris. La mère est en dépression, le père est désemparé. Entre eux, ils ont frôlé le schisme. La violence de la situation les a frappés de plein fouet ! Ils ne s’y attendaient pas. Victoire était une si adorable petite fille, si sage et si gentille ! La tornade les a emportés. Le sol s’est dérobé sous leurs pieds. Qu’ont-ils fait au bon Dieu ? Portent-ils une faute originelle ? Sont-ils de si mauvais parents, pour que tous leurs enfants choisissent de disparaître ? Ils se reconstruisent péniblement et entourent leur fille de mille attentions. Ils lui demandent son avis sur tout, et la regarde vivre avec une légère distance, de peur qu’un geste, ou un mot peut-être vienne rompre un fragile équilibre. Elle remange. Mais pas de tout, et en très petites quantités. La mère est à la cuisine ; elle reprend sa fonction nourricière avec fébrilité. C’est une gymnastique compliquée. Il faut qu’elle apprenne à se prémunir des déconvenues. Inutile de passer une heure en cuisine pour un plat qui restera intouché ou à peine grignoté. Leur vie s’attache maintenant à de toutes petites victoires. Yohan a ses entrées à toute heure. Quand il est là, les parents de Bambi respirent un peu. Ils s’assoient sur le canapé, main dans la main, sans rien dire, et ils lèchent leurs plaies qui cicatrisent doucement. On les a tordus eux aussi depuis longtemps, mais ils l’ont accepté sans s’en rendre compte. Ils ont abdiqué leur liberté d’être qui ils sont vraiment. Leur fille vient sonner le tocsin du réveil ! « Il n’est plus temps de dormir braves gens ! Secouez-moi toutes ces toiles d’araignées ! Levez-vous et honorez la vie… Riez de tous vos rires ! Et répandez la joie autour de vous ». La tâche est immense. Il faut apprendre à inventer. À voir derrière l’épreuve le cadeau de la vie. Ils n’en sont pas encore là. - Victoire vient de fêter ses 17 ans - Elle est fine, élancée, un léger cerne ombre le pourtour de ses yeux gris ultra-maquillés, elle s’habille de façon très voyante, des bagues à tous les doigts, des piercings à la lèvre et aux oreilles. Bambi a appris à marcher. Mais pour aller où ? Alors comme prise de frénésie, elle part à droite, puis à gauche, ici, là, au milieu, se fait croire qu’elle est libre, mais se cogne dans tous les murs. Se montre pour être vue. Et ceux qui savent voir, pleurent. Sous la provocation, il y a un grand vide. Un manque de désir. Une surdité congénitale à l’appel de la vie. L’année dernière, elle s’est taillée les veines, comme ça, juste pour voir le sang couler. C’est hypnotique de voir le sang couler. Ça fait du bien. Elle ne saurait pas dire pourquoi, mais ça calme ses angoisses. On pourrait presque croire qu’il suffit de fermer les yeux pour que le monde cesse d’exister. Et redevenir une bulle de lumière dans un océan de paix. Oui c’est ça ! Faire cesser tous ces cris silencieux qui la déchirent de l’intérieur. Une saignée pour expurger tous ces démons. On lui demande ce qu’elle veut faire plus tard. Mais savent-ils, ceux qui lui posent la question, que plus tard ou le néant, pour elle, c’est pareil ? Elle est incapable de dire ce qu’elle veut maintenant. Elle s’étonne d’ailleurs que des gens continuent à lui parler. Ils ne voient donc pas qu’elle est déjà morte. Ou plutôt une morte vivante qui erre entre deux mondes, sans se décider à en choisir un. Ils l’ont faite interner dans une clinique psychiatrique... « pour ta sécurité ma chérie ». Ou pour la leur, car ils ne vont pas bien, eux non plus. La clinique, c’est un endroit où tous les gens qui se posent des questions sont invités à ne plus s’en poser. Les méthodes ont évolué. La violence aussi. Sourde, hypocrite, maquillée de sourires et de paroles faussement rassurantes. Encadrée par des professionnels dont le seul talent est de savoir distribuer les pilules. Les fameuses pilules ! Peu importe la cause du mal-être, qui d’ailleurs n’intéresse personne. Il faut endiguer les manifestations émotionnelles et les questions dérangeantes. Alors ils ont tout un panel de réjouissances à leur disposition : anti-dépresseurs, anxiolytiques, hypnotiques, neuroleptiques… « Au secours, j’attrape des tics », dit-elle au psychiatre. « Ce n’est pas grave, c’est juste un effet secondaire du médicament. On s’y fait très bien au bout d’un moment», lui répond-il. Victoire le détaille d’un peu plus près, il a un tic lui aussi. Quand il est gêné par une question, il hausse le sourcil gauche et pince un peu sa bouche en cul de poule. Il n’a pas l’air bien. Elle ne serait pas surprise que lui aussi prennent les fameuses pilules ! D’ailleurs, quand on vous demande ce que vous voulez faire plus tard, qu’est-ce qui peut pousser un individu normalement constitué à répondre « psychiatre » ? Ça n’existe pas ! Avec l’air de s’ennuyer à cent sous de l’heure, il lui repose la question fatidique : « Alors Victoire, qu’est-ce que tu aimerais faire plus tard ? » Là il lui tend une perche longue de trois mètres. Victoire répond du tac au tac : « psychiatre ». Pour le coup, il croise lentement les doigts sous son menton, la fixe d’un air pénétré et lui demande : « pourquoi ça ? » Victoire lui répond : « pour être du bon côté de la barrière ». Aussitôt son sourcil gauche se soulève, et le reste à l’avenant. Il n’est pas idiot ; il se sait démasqué. Il ne peut pas se permettre de garder dans ses murs quelqu’un qui le voit vraiment. Il signe un bon de sortie assorti d’une petite ordonnance pour faire sérieux, et d’un entretien avec ses parents pour leur assurer que, grâce aux bons soins prodigués dans l’enceinte de la clinique, son état s’est tout à fait bien stabilisé. Et on peut donc envisager une « remise en liberté. » - Mon séjour au pays des zombies - Ce séjour m’a poussé à réfléchir. Je comprends maintenant qu’il faut que je me prenne en main. Pour commencer, je décide de me sevrer des fameuses pilules ; avec pour effet immédiat de devenir complètement cyclothymique. Un jour, je me sens pleine d’énergie, j’entreprends mille choses ; le lendemain, j’ai grillé toutes mes cartouches, je suis au fond du trou. Il me faudra une année entière pour éliminer les tics. Je cherche de l’aide auprès d’une psychothérapeute qui m’annonce aussitôt la couleur : « ça peut prendre du temps »... la guérison bien sûr. Et justement, je n’ai pas tout mon temps. Chaque jour est une épreuve pour garder la tête hors de l’eau. J’accepte son aide malgré tout. Elle me fait dessiner. Et je dessine... des portes blindées, des portes cloutées et cadenassées, qui découragent toute volonté de s’échapper. Elle m’aide à refaire le chemin à l’envers, en m’éclairant à la loupiote. Mais je sens bien qu’il faut que j’aille déterrer une raison de vivre plus profonde. L’idée m’est venue en relisant la saga des « Chevaliers de la Table Ronde ». Et si je me transformais en chevalière pour aller mener une quête. Voilà qui me plaît bien ! Une quête qui verrouille ma tentation de mourir. Car chaque jour qui passe, le suicide m’apparaît comme la seule issue possible à cette affreuse comédie qu’est la vie. Alors c’est d’accord ! Je me donne le droit de mourir, mais uniquement quand... j’aurai trouvé le bonheur. Maintenant j’ai un objectif fort. Je n’ai pas la carte routière qui y mène, mais peu importe ! J’enfourche mon blanc destrier. Je pars désormais en quête du bonheur ! « Mais le bonheur ne se trouve pas sous le pied d’un cheval ! », ironise Yohan. Il n’a pas tort, il va falloir nourrir ma motivation ! Les parents de Yohan ont un magasin de prêt-à-porter. Ils me proposent un emploi de vendeuse. Cette proposition est sûrement le fruit d’une conspiration avec mes parents. Je les crois prêts à payer pour qu’ils me donnent du travail. Mais j’exagère. Je connais suffisamment bien les « Capucini » pour savoir que le père de Yohan, sous sa faconde méditerranéenne, a le sens des affaires. Il a tout de suite repéré le parti qu’il pourrait tirer de ma silhouette de mannequin famélique. D’ailleurs, dès que j’arrive au magasin, je me change pour enfiler une des tenues chics qu’ils ont en vitrine. Pour le reste, je connais la musique... « Qu’est-ce qui vous ferait plaisir, Madame ? ». Me couler dans le désir de l’autre. Ça c’est mon vêtement invisible. Je le porte sur toutes les autres tenues. Mais j’ai conscience de le faire. Je m’observe en train de le faire. Je sais que je suis sur la scène d’un théâtre où je joue le rôle que l’on m’a assigné. Au moins, je ne me mens plus à moi-même. - Le mariage - Une chose en entraînant une autre, me voilà mariée avec Yohan. Dans l’intimité, il m’appelle toujours Bambi, et ça commence à m’énerver. C’est très joli Victoire. Je ne veux plus être associée à un personnage hésitant qui tient à peine sur ses jambes. Je suis une chevalière que diable ! Je pourfends les ombres avec mon épée magique ! Il y met du sien. Aucun homme ne pourrait me supporter plus de cinq minutes, mais lui fait preuve d’une patience et d’une écoute exceptionnelles, sans jamais se départir de son humour. C’est ça qui me plaît tant chez lui. Cette facilité à prendre du champ sur les évènements de la vie, sur les relations quand elles deviennent trop lourdes. Et hop ! Pirouette ! Il sait encore me faire rire. Pendant les dix années qui suivent, je plonge sans retenue dans l’univers du développement personnel. J’y retrouve la petite Victoire qui se conformait à ce que l’on attendait d’elle au sacrifice de son être vital. J’apprends à me faire du bien, à chouchouter mon corps, à écouter mes désirs, à m’aimer enfin, telle que je suis, et non telle que les autres me veulent. Je commence à aller mieux. C’est là que tout s’est effondré ! Je ne voyais que moi, moi, moi. Mais lui !… l’avais-je bien regardé ? Ce blanc chevalier, ce sauveur, qui soudain n’avait plus personne à sauver. Et par effet de alancier se retrouvait face à lui-même. Ne m’ayant plus comme paravent, il s’en alla chercher ailleurs une autre victime derrière laquelle se cacher. Je n’ai pas eu la grandeur d’âme de l’épauler, de lui pardonner. Mon égo réclamait un holocauste. Nous avons divorcé. Allez savoir pourquoi, aujourd’hui, une tristesse sans fond s’empare de moi, à l’improviste ! La vague, la terrible vague que j’ai réussi à contenir toutes ces années revient m’engloutir, anéantissant tous mes efforts. Je ne suis plus très sûre d’avoir été juste avec Yohan. N’a-t-il pas été là pour moi depuis toujours ? Est-ce-que l’amour compte pour rien dans cette histoire ? Ne suis-je pas tout simplement une affreuse petite fille égocentrique ? Échapper aux injonctions des autres signifie-t-il ne pas s’intéresser à eux ? J’ai manqué une marche. Aujourd’hui je suis seule, à nouveau seule, enfermée dans cette solitude bien connue depuis si longtemps. Tant de chemin parcouru, pour en revenir à mon point de départ ! Je ne sais toujours pas qui est Victoire. Je sors en laissant la porte ouverte, ça n’a plus d’importance. Et je marche droit devant moi. Obéissant à une injonction secrète, je rends les armes. Je suis fatiguée de lutter. - Rencontre au bord de l’étang - J’arrive au bord de l’étang. C’est un petit étang recouvert par endroits de nénuphars roses et blancs, et bordé de peupliers, avec une berge sablonneuse qu’abrite un magnifique saule pleureur. Un martin pêcheur traverse dans un éclair bleu électrique. C’est toujours là que je viens rêvasser quand j’ai besoin d’évasion. Je m’assois au bord de l’eau sur la plage de sable, repliée sur mon chagrin. Je n’ai plus de larmes. Je suis aride, désertée. Malgré tout ce que j’ai pu faire, tout aura été inutile. Je suis au bout du chemin, prête à en finir. Quand soudain, j’entends près de moi un « croâ, croâ ! ». Je relève la tête. C’est une reinette « croâ, croâ ! » qui saute à l’eau. Et dans l’eau je vois le reflet des peupliers en magnifique miroir inversé. C’est si beau que mon regard se lève vers le ciel d’un bleu parfaitement limpide. Les arbres déploient leur aura, inondant l’étang d’une luminosité presque irréelle. Mon corps devient léger. Ma conscience se défroisse. Je perçois le battement d’ailes des libellules et le vol du martin-pêcheur ralentit devant moi. La grenouille, l’eau, les arbres, le ciel et moi. Tout semble se dilater et entrer en vibration. Je ne suis plus que le prolongement d’un grand corps vivant, unie au Tout. Je suis le petit doigt de l’Univers. Un sentiment total d’appartenance se glisse au cœur de mes cellules. Je me sens connectée à tout ce qui m’entoure. À cet instant, je sais avec certitude que la solitude n’existe pas, qu’elle n’a jamais existé. Je suis Victoire, et je suis une parcelle de la Vie. Je me rencontre enfin ! De retour chez moi ce soir-là, je prends mon téléphone et je l’appelle : « Allô ! Yohan ? »
Odile
Une maison bien ordinaire Avant de se coucher, Anne cherche au fond de son armoire l’album photos de sa famille. Avec précaution, elle soulève les petits supports cartonnés jaunis par le temps et libère la photo endormie depuis plus d’un demi-siècle. Anne est une vieille dame, ses cheveux gris sont rassemblés en un chignon très soigné, elle est toute menue et son regard est doux. Elle adore écrire. Ses mots sont choisis, ses textes sont intéressants et souvent pleins d’humour. Les mots deviennent de plus en plus les fils précieux qui lui permettent de broder sa vie de vieille dame. L’écriture enrichit son présent et lui permet de conjuguer son passé avec ses souvenirs et son futur avec ses rêves. Le thème de l’atelier d’écriture est « Construisez un récit autobiographique à partir d’une photo de votre enfance ». Doyenne de l’atelier, Anne partage ses écrits chaque mardi matin avec neuf écrivants. Ses écrits surprennent et font sourire parfois les plus jeunes dans le décalage de deux, voire trois générations. Ce matin, l’atelier s’agite autour des diverses photos apportées. Chacun montre sa photo et la commente brièvement. Anne garde la sienne bien cachée au milieu des pages de son cahier et refuse de montrer le petit format carré aux larges bords blancs dentelés. Devant la légère insistance du groupe elle résiste et se justifie avec une pointe de malaise et d’agressivité. - La photo que j’ai choisie est celle de ma famille, une famille très ordinaire. C’est la seule photo que je possède de ma toute petite enfance. Pendant la guerre, le milieu ouvrier et paysan était pauvre, l’appareil photo n’était pas encore un bien personnel très répandu. Cette photo résume toute l’histoire de ma petite enfance. Anne met la main sur son cahier comme pour protéger sa photo des regards trop curieux. - Une photo de famille est facile à nommer mais complexe à raconter, ajoute-t-elle avec un léger soupir. Chacun se met au travail, le crayon à la main, penché sur sa feuille, concentré comme un élève le jour d’une évaluation. Au bout de trente minutes, sans avoir pu tracer un seul mot, envahie par ses émotions, Anne rompt le silence et commence à bégayer : - Je n’y arrive pas. Je suis désolée. Je ne peux rien écrire. Elle pose son crayon, ferme son cahier et le serre contre elle pour tenir fermement sa photo prisonnière. Des décennies se sont écoulées depuis cet instant figé sur cette photo et en laissant surgir ce moment-là de sa petite enfance, Anne se sent submergée par des émotions si vives qu’elle en est déroutée. Pelote de souvenirs, petit fil à tirer et douleur impossible à partager. Elle bredouille quelques mots : - Les noirs sont grisés, les blancs ont perdu de leur clarté. Le menton tremble et une larme perle au coin de ses yeux bleus. Tous les crayons restent bloqués sur les feuilles. La singularité de chaque histoire renforce toujours l’universalité des émotions, des joies, des peines et des traumatismes. Le groupe fait silence, il attend. D’une main tremblante, Anne repose le cahier devant elle sur la table. Elle sait qu’elle ne pourra rien écrire de ce voyage qui remonte le temps jusqu’au seuil de sa mémoire. Elle ne peut dissocier la fascination de ce qu’elle voit imprimé en noir et blanc de ce qui jaillit du plus profond du puits de ses souvenirs. - La fiction m’est plus douce, ajoute-t-elle avec un faible sourire comme pour s’excuser. Mes personnages portent souvent quelques-uns de mes oripeaux, mais je peux les déguiser et les travestir. Dans le récit fictif, je dissimule, je prends, je traque parfois des points de réalité que j’habille de mots choisis pour qu’ils fassent moins mal. Ce que je peux écrire sur cette photo n’est que banalité et c’est une protection trop fragile pour ne pas pleurer. Anne a quatre-vingt-trois ans, elle a déjà travaillé l’introspection, beaucoup parlé de ses ascendants, de sa fratrie, de ses descendants, elle a raconté des rêves les plus étranges et livré des souvenirs les plus intimes, alors pourquoi écrire sur cette photo dite ordinaire l’inhibe et l’agite-t-elle à ce point ? Elle ouvre son cahier lentement, prend délicatement la photo et la pose à l’envers au milieu de la table. - Ce petit carré est une photo « réminiscence ». Je peux vous en faire une simple description. En arrière-plan, on aperçoit les branches d’un noisetier. Au premier plan, on y voit deux grands-parents paternels entourés par deux jeunes parents qui eux-mêmes entourent trois fillettes dont la plus petite est encore dans un landau. Le landau des années quarante, large et profond est posé sur quatre petites roues ridicules. Anne soupire et retrouve un peu de son sourire comme délivrée. - Enfant, je me suis très longtemps réfugiée sous ce noisetier pour lire et rêver. Cette simple évocation fait jaillir quelque chose d’enfoui et d’enfermé dans le corps et dans la tête d’Anne. Des larmes coulent sur sa joue ridée. Elle attrape son crayon, ouvre son cahier et d’une main tremblante écrit : Elles ne sont pas heureuses. - Vous nous avez dit qu’il y avait deux hommes, père et fils et cinq femmes, remarque Paul le plus jeune du groupe. - Sur cette photo, il y a trois générations de femmes, précise Anne en recouvrant le carré blanc de sa main fine et ridée. On sait parler à demi-mot, mais comment laisser le sens glisser dans un écrit pour qu’il puisse continuer à flotter et ne pas s’amarrer définitivement et douloureusement à la feuille blanche ? L’autobiographie et le roman sont des genres très différents. L’un se charge et se plombe de faits réels alors que l’autre s’allège en s’envolant dans l’imaginaire. Tous ont arrêter de tisser les fils de leur histoire et tous écoutent la vieille dame avec ces mots enfouis, tenus secrets. - Sur cette photo, je suis une petite fille de trois ans qui veut comprendre le monde qui l’entoure. J’essaie de construire mon arbre de vie. Je pense que mes grands-parents et mes parents n’ont jamais répondu au pourquoi de leurs jeunes enfants. Mes sœurs et moi devions nous taire à table et laisser les adultes parler entre eux. Ma famille a pris la pose pour cette unique photo et ce matin quelque chose de très douloureux a résonné du fond de ma mémoire. Anne fixe le carré aux bords découpés jaunis par le temps. Elle seule voit la scène. Elle seule voit l’envers du décor. Elle ressent le besoin de décrire ce moment si particulier. - Nous sommes à table. Les deux hommes parlent haut et fort. Ma grand-mère Marthe s’agite pour nous servir, ma mère fait manger ma petite sœur. Marthe est une femme inquiète, elle est un peu comme ces femmes siciliennes vêtues de noir au service des hommes, elle s’assoit peu et s’agite sans cesse dans l’ombre, en arrière-plan. Assise près de ma petite sœur installée dans une chaise haute en bois, ma mère se tait mais reste toute entière attentive à ses trois filles, à leur tenue à table et au contenu de leur assiette. Ma sœur ainée fait la maligne, elle pose sur le bord de son assiette de soupe les lettres de l’alphabet pour écrire des mots. J’aligne soigneusement un maximum de ces petites pâtes pour tracer le mot le plus long du monde. J’appelle ma grand-mère pour qu’elle lise mon mot et je sens son inquiétude car elle ne me répond pas. Ma mère me gronde et me demande fermement de me tenir tranquille. Elle prend ma cuillère et remet toutes mes lettres à tremper. « Mange et tais-toi », me dit-elle. « Je n’ai plus faim », lui rétorquai-je. Je crois que ni ma grand-mère ni ma mère aimaient quand les hommes lèvent le ton ou que les petites filles se montrent trop curieuses. Du bout des doigts, Anne caresse la photo si bien cachée. En levant ses yeux bleus sur les participants toujours attentifs et silencieux, elle explique : - À l’époque, rien de précis ne s’était vraiment révélé et imprimé pour la fillette de trois ans que j’étais. Je ne comprenais rien aux émotions, aux tensions des adultes qui m’entouraient, mais je les ressentais. Je savais que ma grand-mère et ma mère n’étaient pas des femmes heureuses. Jamais elles n’éclataient de rire, jamais elles ne jouaient avec nous. Leur tristesse était en partie due à cette guerre qui engluait et poissait tous les échanges et les relations, mais ce carré blanc familial révèle aussi l’injustice, la peur des pauvres gens qui se taisent et la violence de ceux qui ordonnent. Tout cela était resté là, tapi et intact. Anne montre d’une main sa tête et de l’autre son cœur et rapproche d’elle sa photo toujours retournée. Elle poursuit son histoire d’une voix plus assurée : - Marthe, est une vieille femme, une femme usée par une vie de dur labeur sans joie personnelle ni intimité. Elle sait à peine lire, elle parle peu comme si les mots lui manquaient. Elle et sa belle-fille s’épuisent aux tâches ménagères répétitives : cuisiner, repriser, nettoyer, laver, cuisiner, repriser, nettoyer, laver, éternel recommencement sans reconnaissance. Femmes au foyer, elles veillent et surveillent. Raymond, son mari, est un homme fort et courageux. Son travail de ferronnier ramène le salaire du ménage. À la débauche, il s’arrête au café devant l’église pour boire un ballon de rouge avec ses collègues puis il rentre à vélo, et attend l’heure de la soupe en écoutant la radio. Les allemands ont réquisitionné l’usine et il n’est plus payé. L’horreur des bombardements et l’ombre menaçante de la pauvreté s’insinuent au milieu des rayons chauds du soleil d’été. Les trois générations vivent sous le même toit depuis que Serge, le fils, a perdu son emploi de serrurier et que sa femme n’ayant aucun métier, n’a pu prendre la relève. Ce jour d’Août 1943, Marthe s’est levée tôt pour préparer le repas de famille dominical. Tout le temps du repas, le silence des cinq femmes résonne sur les voix fortes et remplies de colère des deux hommes. Père et fils parlent de boches, de chef collabo, de train bloqué sur les voies, d’usine occupée, d’un chômage qui dure, d’une mobilisation possible. En débarrassant la table, une fourchette tombe sur les genoux du fils. Sous le regard ébahi des trois fillettes, il casse la fourchette en deux ainsi que toutes celles de la table. « Il y en a marre de toutes tes fourchettes dont les dents sont si usées qu’on ne peut plus piquer le moindre morceau de viande » dit-il avec colère et rage. Raymond se lève et bouscule légèrement Marthe qui recule. Les deux hommes quittent la table pour aller fumer leurs cigarettes papier maïs sous le porche devant la maison. Anne s’interrompt un instant, les yeux fixés sur ce carré blanc, elle ne peut cacher la gravité de ces moments et l’émotion qui la saisit encore. - Dans le silence d’une modeste cuisine, deux femmes débarassent la table, font la vaisselle et nettoient le fourneau. Trois fillettes attendent sagement le moment où leur mère les habillera de leur robe du dimanche, attachera le ruban brodé sur leurs cheveux et glissera leurs petits pieds dans les chaussures de toile fraichement blanchies. Monsieur de Latouche, le propriétaire du petit château en bordure de Loire, vient acheter des œufs frais, il a promis de prendre une photo de la famille. Anne pose avec délicatesse sa main sur ce carré blanc. Le regard baissé, tout son esprit semble traversé par des questionnements que révèle cette simple photo. - J’aurais pu écrire : Août 1943, une gentille famille ; mais le « je » narratif m’était impossible à utiliser car je dois me protéger des fantômes et je ne veux pas revivre cette journée avec eux. Les femmes pauvres, sans éducation ni métier, craignaient la force et l’autorité de leurs hommes. Toute mon enfance, j’ai constaté que l’autorité était du côté masculin et l’obéissance du côté féminin. Mon grand-père et mon père n’étaient peut-être pas des hommes violents physiquement mais ils exigeaient violemment de leur femme et de leurs filles une conduite irréprochable, obéissante et silencieuse. Deux générations de femmes ont travaillé sans rien dire pour qu’une fillette de trois ans décide ce jour-là d’apprendre à lire tous les mots qu’ils soient courts ou qu’ils soient les plus longs du monde. Deux générations de femmes, que nous aimions, se sont sacrifiées pour que trois gamines engrangent tous ces mots qui ont coloré leur vie et qui leur ont permis de se tenir debout aux côtés des hommes, sans peur. Un sourire accentue les rides au coin de ses yeux bleus. Avec ses rides dites du bonheur, Anne vient de partager un peu de cet intime qui souvent frôle l’indicible. Lentement, elle retourne sa photo. Chacun découvre alors les branches d’un noisetier, les grands-parents, les parents, deux fillettes et au centre de la photo le fameux landau ridicule comme elle l’avait elle-même appelé. - Anne, pourquoi n’êtes-vous pas sur la photo ? - Tu es jeune Paul, tu n’as jamais joué avec les images d’Epinal. Dans ces images les enfants s’amusaient à chercher quelque chose de caché dans le dessin. Pour mieux regarder, Paul prend la photo dans ses mains. - Là, je vois une petite chaussure blanche cachée dans les branches du noisetier. Anne éclate de rire. - Ce jour-là, malgré la fessée et toutes les menaces paternelles, j’ai refusé de poser pour la photo. Un caprice d’enfant est souvent la mise en acte de ce qui ne peut se dire. Cette petite tache blanche au milieu du gris et du noir du noisetier est la trace de ce souvenir qui reste accroché au plus profond de moi. La photo d’Anne passe de main en main, puis elle la range avec soin au milieu des pages de son cahier d’écriture. - Il y a quatre-vingts ans, quelque chose m’a marqué au-delà de ce que je pouvais comprendre et, depuis, je reste fascinée par ces petites lettres alignées sur le bord de mon assiette. Je réalise aujourd’hui que le caprice de la petite fille que j’étais est le creuset dans lequel je plonge ma plume pour tisser la trame de mes émotions sur un carré blanc.
Annick